« L'Arte Povera n'est pas un mouvement, c'est un état d'esprit. » — Carolyn Christov-Bakargiev

Carolyn Christov-Bakargiev
Interview
3 décembre 2024

« L'Arte Povera n'est pas un mouvement, c'est un état d'esprit. » — Carolyn Christov-Bakargiev

Carolyn Christov-Bakargiev, spécialiste de l’Arte Povera nous éclaire sur ce courant artistique et revient sur la conception de l'exposition dont elle est commissaire.

Qu’est-ce que l’Arte Povera ?

C'est une question très importante que de définir l'Arte Povera, et en même temps, presque impossible. L'Arte Povera est un courant artistique initié par des artistes italiens au milieu des années 60, dans un moment historique particulier marqué par la Seconde Guerre mondiale et par la destruction du pays, la sortie du fascisme, la nouvelle modernisation ou encore l'immigration du sud vers les usines du nord. Dans ce contexte incroyable de modernisation et en même temps de rupture avec une très ancienne civilisation agricole, un certain nombre d'artistes de Turin, de Gênes, de Rome, de Milan ont commencé à créer une forme presque « d'anti production », c'est-à-dire d'œuvres très simples et essentielles avec des matériaux pauvres, c'est-à-dire humbles, qui ne coûtent pas cher, comme les pommes de terre, les arbres ou le charbon.

Cet art, cet « Arte Povera », est aussi une référence à la altissima povertà, la pauvreté d'un saint François. C’est une vision de l'utilisation des choses vitales et énergétiques qui met sur le même plan l'humain, le non-humain, la nature, la culture, et qui met au cœur de l'œuvre le fait qu'elle doit être vivante et qu’elle doit être un champ, ce qu'on appelle aujourd'hui une installation, un champ traversé par de l'énergie.

C’est une vision de l'utilisation des choses vitales et énergétiques qui met sur le même plan l'humain, le non-humain, la nature, la culture, et qui met au cœur de l'œuvre le fait qu'elle doit être vivante.

Comment est apparu ce courant artistique ? 

Les artistes de l'Arte Povera avaient un âge différent. On a des générations différentes qui se sont retrouvées en relation dans la moitié des années 60 grâce à un jeune critique d'art de Gênes, qui avait à peine 20 ans : Germano Celant. Il accueille 6 des 13 artistes dans cette exposition à Gênes qu'on peut considérer comme à l’origine du nom « Arte Povera ». C’est l'exposition « Arte Povera - Im Spazio ». Il y avait six artistes : Luciano Fabro avec Pavimento, Pascali avec Un metro cubo di terra e due metri cubi di terra, Prini avec son merveilleux Perimetro d'aria, qui est ici aussi à la Bourse de Commerce, Boetti avec la Catasta, qui remplissait le lieu en dessous des escaliers. Giulio Paolini avec Lo spazio, les lettres qui composent la parole, l'espace où se trouvait le public, et bien sûr, Yannis Kounelis avec sa première Carboniera de charbon. C’est là dans cette petite galerie de Gênes que Germano Celant utilise pour la première fois le terme « Arte Povera ». 

Centrée
Rotonde de l'exposition "Arte Povera"

Comment avez-vous abordé l’espace de la Rotonde ? 

Dès la première invitation de la part de François Pinault, de la Bourse de Commerce et d’Emma Lavigne, j'ai accepté tde faire cette exposition car la Collection Pinault est incroyable. Elle rassemble environ 150 œuvres de l’Arte Povera. De ce groupe d'œuvres, j'ai choisi une cinquantaine de chefs-d'œuvre qui sont dans cette exposition et qui forment la base de l'exposition. Parmi ces chefs-d'œuvre, il y a entre autres, une petite Direzione d'Anselmo, la première Direzione qu'Anselmo a réalisée. C'est un petit objet avec une boussole, qui nous oriente vers le nord et nous dit que chaque point dans l'univers est un centre. J'ai tout de suite pensé que cette œuvre devait être dans la Rotonde, ce merveilleux espace qui est le cœur de la Bourse de Commerce. Et en plaçant ce petit objet dans la Rotonde, j'ai pensé à la manière dont l'Arte Povera avait réfléchi à une subjectivité qui était aussi collective. Je voulais donner le sens de ce pluriel de l'Arte Povera dans la Rotonde.

J’ai alors pensé à utiliser la Rotonde pour présenter des œuvres de tous les artistes, en passant d'une œuvre, disons, initiale à une œuvre plus récente de chaque artiste. Parce que dans la pensée de la croissance et de l'énergie de l'Arte Povera, ce n'est pas un mouvement qui s’est terminé en 1972. C'est quelque chose qui continue jusqu'à maintenant. De cette galerie centrale et de cette Rotonde, il y a comme des lignes de fuite qui partent vers des êtres singuliers. Et chaque artiste, chacun des treize, a une salle dédiée.

Dans l’exposition, les treize artistes sont associés à des références historiques, expliquez-nous.

Les salles personnelles de chacun des treize artistes sont organisées comme des petites expositions rétrospectives. J'ai pensé qu'il fallait, pour les jeunes d'aujourd'hui, montrer les chefs-d'œuvre de chacun des artistes. Donc, dans la salle de Fabro, nous avons bien sûr la première Italia. C'est la Italia renversée de Fabro. Et dans la salle de Michelangelo, nous avons bien sûr la première, « Vénus aux chiffons », la Venere degli stracci. Mais il me semblait aussi nécessaire d'élargir la sensibilité de l'Arte Povera et de montrer comment cette sensibilité, tournée vers une réduction phénoménologique de l'expérience du réel et une attention à la manière dont la matière contient en elle-même l'énergie, devait être expliquée aussi comme quelque chose qui s’inscrit dans la durée et le temps.

Donc, par exemple, dans la salle de Kounellis, j'ai voulu montrer la relation entre la réduction à zéro, et en même temps la spiritualité profonde d'une œuvre de Malevitch. A la fin du 20ᵉ siècle, la réponse à Malevitch, qui répète Malevitch, c’est le carré de charbon noir qui sort de la toile et tombe par terre. C’est un carré noir et en même temps, c'est du charbon. Donc cette humble opération de Malevitch, en plein développement du cinéma et de la photographie, est quelque chose de très semblable à l'éthique-esthétique. Ou bien à l'esthétique-éthique, cela dépend du point de vue de Kounellis.

Centrée
Public dans l'exposition "Arte Povera"

Vous faites dialoguer des œuvres de l’Arte Povera avec des œuvres plus contemporaines, pourquoi cela ? 

Selon moi, l'Arte Povera n'est pas un mouvement de la fin des années 1960. C'est un état d'esprit, un point de vue sur ce que peut être une œuvre d'art. Ce point de vue, cet état d'âme, existe depuis des siècles. Et il existe aussi après l'Arte Povera. Donc, j'ai voulu faire perdurer cet esprit propre à l’Arte Povera et montrer qu’il existe dans les œuvres des artistes du monde entier, pas seulement en Italie et qui ont commencé à travailler après la période de l’Arte Povera. Et en réfléchissant aux années 1980, aux années 1990, aux années 2000, aux années 2010, dans chaque période, tout au long de l’après Arte Povera, on trouve des artistes qui ont voulu résister et aller contre ce qui était l'art très compliqué, l'art trop compliqué de leur temps.

Par exemple, dans les années 1980, nous avons en Afrique du Sud un jeune artiste qui s'appelle William Kentridge, qui commence à peine à travailler. Vers 1989, il fait son premier Drawing for Projection, c'est-à-dire une forme d'animation pauvre, une simplification du dessin, au même moment où Pixar commence à faire l'animation riche. Et cet homme commence à dessiner sur du papier avec du charbon et à effacer, déchirer des morceaux de papier noir. Il fait ce que moi je définis comme du  film pauvre, poor cinema, et poor animation.  

Selon moi, l'Arte Povera n'est pas  un mouvement de la fin des années 1960. C'est un état d'âme, un point de vue sur ce que peut être une œuvre d'art.

Que signifie l’Arte Povera aujourd’hui ?

Depuis que l'exposition à la Bourse de Commerce a ouvert ses portes, je suis étonnée par l'âge des visiteurs, le public est jeune ! Ça me remplit de joie et vient confirmer une intuition que j'ai : c'est que l'Arte Povera est un courant artistique, un point de vue sur l'art qui a une énorme importance encore aujourd'hui pour ceux qui vivent dans l’ère digitale. Avec les réseaux sociaux nous sommes plongés dans cette mélancolie narcissique, le regard tourné sur nous-mêmes. Il y a une fragilité dans le sujet contemporain digital, qui est prêt, je crois, et qui ne désire pas mieux que d'être en relation avec le hic et nunc le « moi, ici, mon corps », ce que moi, je peux connaître à travers le sensible. Donc, c'est cette connaissance sensible et cette possibilité que l'Arte Povera a posé sur la relation entre le physique et le mental, la continuité entre le sensuel et l'immatériel, entre l'abstrait et le concret.

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