« L'arbre est l'exemple même d'une sculpture parfaite. » Giuseppe Penone
L'artiste italien emblématique de l'Arte Povera pose un regard sur sa pratique artistique et nous parle de ses œuvres présentées dans le cadre de l'exposition « Arte Povera » .
Parlez-nous de votre série de photographies « Alpi Marittime ».
J’ai toujours eu un intérêt pour la sculpture. Elle se crée par le toucher, par la compression de l'espace et de la matière. J'ai pensé que pour radicaliser le geste sculptural, la chose la plus simple à faire serait de prendre un morceau d’argile dans la main et d’y imprimer une forme. C’était le point de départ de ma réflexion.
Je connaissais le monde végétal parce qu’il faisait partie de ma vie, et je considérais l'arbre comme une matière fluide qui se manifeste dans le temps. J'ai imaginé pouvoir intégrer l'empreinte de ma main dans un arbre. J’ai donc posé ma main sur un arbre, fait un moulage, puis placé celui-ci à l’endroit exact où ma main s’était posée. L’arbre a continué de pousser, en créant l’empreinte de ma main. À partir de cette idée, j’ai réalisé d'autres interventions, toujours très simples et minimales, liées au rapport entre l’arbre et moi.
Ce rapport était, à mon avis, paritaire car j’étais un être animal face à un être végétal, et dans le toucher, les deux formes avaient la même valeur. Les arbres, situés sur la propriété de mon père, ont continué à pousser, jusqu'à ce qu’il soit nécessaire de les couper. Dix ou quinze ans plus tard, ils portaient encore les traces de mes interventions. Les arbres qui sont présentés à la Bourse de Commerce en ce moment sont trois des quatre arbres sur lesquels j’ai travaillé à l'époque. L'un d'entre eux est exposé à la Galerie Civique d'Art Moderne et Contemporain de Turin, et je crois que c'est la première de mes œuvre à être entrée dans la collection de François Pinault.
Vous avez fait de la nature votre sujet, l’arbre en particulier, pourquoi ?
Le bois, qui conserve les traces du passage du temps, permet de remonter dans la matière et d’estimer ce temps en observant une coupe de l’arbre. Un jour, en regardant une petite planche, j'ai remarqué un nœud dans le bois, et j’ai compris que c’était l’un des cernes de croissance de l’arbre. Ça m’a poussé à essayer de retrouver la forme de l’arbre à l’intérieur d’une petite poutre, qui est d'ailleurs exposée dans la Rotonde du musée. C’est le premier arbre que j’ai réalisé en 1969.
À l'époque, cette démarche avait aussi un intérêt dialectique vis-à-vis de l’art minimal, qui se caractérisait par des formes géométriques et industrielles. Pour ma part, je travaillais avec des poutres en bois : je calculais un certain nombre d’années, puis j’enlevais le bois autour d’un cerne de croissance pour révéler la forme de l’arbre à un âge donné. C’était une manière de remonter le temps de la matière, mais aussi de redonner vie à la poutre, qui était devenue une matière sans âme. Cette idée m’a poussé à imaginer une façon de dévoiler les arbres dans les poutres, à travers le temps. C’est un travail que j’ai poursuivi toute ma vie, que je continue encore aujourd’hui, et un jour, j’aimerais rassembler tous ces arbres, cette forêt que j’ai découverte à l’intérieur de la matière bois.
Quand on travaille une matière, il est nécessaire de la comprendre et de la connaître en profondeur.
Quel est votre rapport à la matière ?
Quand on travaille une matière, il est nécessaire de la comprendre et de la connaître en profondeur. C’est seulement ainsi que l’on parvient, à mon avis, à créer quelque chose d'intéressant. Révéler et suivre la matière est, d’une certaine manière, ce qu’il y a de plus fascinant et de plus exaltant dans mon travail.
Je me rappelle un forgeron qui me disait que le fer, même le fer forgé, doit être accompagné. Il faut le suivre plutôt que de le contraindre à adopter une forme. Cette réflexion simple, venant d'un artisan qui connaissait intimement la matière illustre l'idée que, par l’observation de la matière, on peut saisir la réalité qui l’entoure et élargir notre imagination, bien au-delà de ce que l’on obtiendrait en imposant à la matière une forme figée par la pensée humaine.
Dans certaines de vos œuvres, le corps devient partie intégrante du processus créatif, pourquoi cette empreinte est-elle importante pour vous ?
Lorsque l’on touche quelque chose, le contact permet de comprendre la surface. C’est extraordinaire si l’on y pense : on pose sa main, on la retire, et il se forme une image, celle d'un autre corps. C’est une image animale, qui n'est pas le produit d'une volonté intellectuelle, même si elle peut le devenir lorsqu’on en prend conscience. Le grand dessin noir [ Pelle di grafite – riflesso di ambra, 2007 ] illustre précisément cela : j’ai dessiné la peau sur une toile noire, avec du graphite. La peau devient alors visible, et les points de contact apparaissent.
Mon œuvre Patate (1977), part aussi de cette idée J'ai placé dans le sol des moulages de mon visage à côté de pommes de terre en pleine croissance, puis je les ai recouvertes de terre. En déterrant l’installation, j’ai retrouvé les formes avec les pommes de terre qui avaient poussé à l'intérieur. Seules cinq ou six avaient pris une forme anthropomorphe identifiable. Ce qui était intéressant avec cette œuvre c'était de parvenir à créer une sculpture sans la voir ni la toucher, deux centimètres sous nos pieds, dans cet espace qui échappe à notre perception habituelle de l’espace.
Un autre aspect qui m’a intéressé, c’est le souffle des feuilles et leur rapport au poids [ Soffio di foglie, 1979 ]. Les feuilles sont des éléments vivants dans l'air, elles prennent une forme qui dépend des mouvements du vent. J’ai donc formé un tas de feuilles dans lequel je me suis allongé pour respirer. En respirant, j’ai créé un vide ; en me relevant, il restait l'empreinte de mon corps et celle de ma respiration — quelque chose d’intangible, apparemment sans poids. Cette expérience révèle une forme présente, mais invisible, qui existe malgré son absence de poids perceptible.
Quelle expérience souhaitez-vous aux visiteurs qui découvrent vos œuvres ?
Mon travail repose sur la matière, sur la nature, échappant en quelque sorte à l’intellectualisme de l’art. Cela permet d’établir un lien direct avec l’œuvre, au-delà des conventions et des réflexions parfois très complexes sur l’art. Ma connaissance de l’art et de l’histoire de l’art était assez générale mais j’avais une connaissance sensorielle, un rapport à la matière et à la nature. C’est cette approche qui a émergé immédiatement dans mon travail et qui a marqué mon œuvre.
Cette idée d’un renouveau artistique est l'une des valeurs fondamentales de l'Arte Povera.
Comment définiriez-vous l’Arte Povera ?
L'Arte Povera trouve ses racines dans le passé, dans l'idée de simplicité et de pauvreté des choses. Dans les années d'après-guerre en Italie, nous avons assisté à un changement profond de la réalité et de l’organisation sociale. Il y avait la nécessité de trouver un langage qui puisse être partagé par des cultures différentes. Cette idée de simplicité et de radicalité a animé l'Arte Povera.
Ce n'était pas seulement l'utilisation de matériaux pauvres, mais plutôt l'emploi d'éléments industriels ou de formes d'énergie qui n'étaient pas présents auparavant. Il y avait toute cette matière qui pouvait être travaillée. Et je crois qu'une des raisons d’être les plus importantes de l'Arte Povera à ce moment-là a été la redéfinition des conventions sur l’art. En effet, la conception de l'art et de la culture n'était plus adaptée à l'époque que nous vivions. Depuis toujours, la fonction de l'artiste est de révéler la réalité qui nous entoure à travers sa sensibilité et sa réflexion. C’est aussi le rôle du poète. Et je pense que cette idée d’un renouveau artistique est l'une des valeurs fondamentales de l'Arte Povera.
L'exposition « Arte Povera » est présentée jusqu'au 20 janvier 2025 à la Bourse de Commerce.