Philippe Parreno
Carte blanche avec Arca, Nicolas Becker et Tino Sehgal
Dans la Rotonde, Philippe Parreno a proposé au visiteur d’arpenter un archipel de situations, en faisant appel à la mémoire, mais également aux sens : on peut la voir bien sûr, mais aussi l’entendre, la sentir, et quelque part la toucher – telle la morsure du soleil redirigé par les héliostats qui entre en communication directe avec notre peau.
Son intervention dans la Rotonde est une œuvre d’art totale, destinée à ébranler le visiteur, telle une guitare dont on pincerait toutes les cordes à la fois. L’œuvre se compose, en son centre, d’une projection sur un écran LED géant de l’une des vidéos les plus célèbres de l’artiste, Anywhere Out of The World (2000) dans laquelle le personnage d’Annlee prend conscience de son caractère fictionnel et de l’histoire de sa création pour chercher à s’affranchir.
L’affranchissement de l’image se concrétise par l’apparition d’Annlee (2011), la « situation construite » de Tino Sehgal : de jeunes actrices viennent incarner Annlee dans l’espace, provoquant l’échange avec les spectateurs, brouillant par-là la frontière entre réalité et fiction. Leur voix est portée par un mur mobile en forme de pavillon et par la moquette bleue posée au sol, réminiscences des précédentes incarnations d’Annlee, au Palais de Tokyo en 2013 et 2016. De ce diptyque émerge l’idée qu’une image, un signe, un personnage fictif, peuvent devenir une véritable personne, au même titre que les humains qui interagissent avec. Ce n’est pas le seul non-humain à venir « jouer » avec les visiteurs : un « bioréacteur » prend le pouvoir sur les lumières, les sons, le mouvement à l’œuvre dans la Rotonde. Ce bioréacteur, précédemment montré à la Tate Modern (2016) et au Martin Gropius Bau (2018) dispose lui-même d’un « cerveau », dont les évolutions et les actions sont conditionnées par les données capturées à l’extérieur : température, bruit, humidité, luminosité… tous ces éléments nourrissent, excitent ou apaisent le bioréacteur. Celui-ci est en fait composé de levure – c’est-à-dire de champignons unicellulaires microscopiques.
De la même façon, le dispositif Echo (Danny in the Street), 2019, initialement produit pour le MoMA, en collaboration avec la musicienne Arca, le sound designer Nicolas Becker, l’IA conçue par la compagnie Bronze, habite l’espace de façon diffuse : la composition d’Arca est sans cesse amendée par le travail de l’intelligence artificielle, elle-même nourrie par les datas biométriques et climatiques captées à l’intérieur et à l’extérieur du musée. D’autres protagonistes troublent l’expérience des visiteurs : placés le long de la paroi de béton, les héliostats récupèrent la lumière du soleil pour la projeter dans la Rotonde qu’ils contribuent à redessiner. Un amas de neige artificielle vient créer une sensation synesthésique de fraîcheur.
Dans cet environnement total, le visiteur humain devient le patient, le récepteur d’actions formulées par différents types d’acteurs non-humains : une image, un personnage, le soleil, des éléments minuscules, qui chacun à leur manière émettent des signes qui font l’exposition, des signes que le visiteur se met en devoir d’interpréter. L’exposition est le jouet d’un marionnettiste qui n’est pas humain, le scénario scénographique est écrit au fur et à mesure par un gamelan aussi bien macrocosmique (le soleil) que micro-cosmique (la levure), avec pour ambition de réorienter la course climatique.
Dans un monde où les comportements humains semblent pouvoir être prévus et modifiés par des algorithmes et des intelligences artificielles, les œuvres d’art agissent comme des grains de sable dans une mécanique apparemment bien huilée : « Une œuvre d’art est la prophétie de son éternité, non pas de son éternité physique, mais de sa capacité à réactualiser dans les esprits la connaissance de la vérité sensible d’une singularité contingente, d’un événement éphémère qui n’est déjà plus mais qui ne cesse d’arriver, d’être engendrée éternellement dans l’esprit comme une vérité indépendante du flux du temps ordinaire et offerte comme un destin » déclare la philosophe Anna Longo dans le catalogue de l'exposition.
L’expérience artistique permet de rendre les spectateurs disponibles aux états possibles du monde : le caractère imprévisible des réactions du bioréacteur et d’Écho, de la météorologie et de son impact sur le comportement des héliostats, la multiplicité des interactions entre Annlee et les spectateurs rendent impossible la domestication conceptuelle ou situationnelle de l’œuvre de Philippe Parreno. La pièce initie un ensemble de scenarii possibles, en train de s’écrire, jamais achevés, dont les visiteurs humains constituent l’une des variables. Par l’inscription des acteurs humains comme les éléments parmi d’autres d’un continuum, l’œuvre de Philippe Parreno révèle la profonde dépendance de son espèce à son milieu, qui à force de le considérer comme une ressource inépuisable, a probablement mis en mouvements des énergies qui la dépassent. Elle ramène les visiteurs humains à leur échelle, en les invitant à considérer d’autres formes d’intelligences, de communication, de rapport au temps.
Avec la participation de Solia Nivet, Stella Fouchard, Manon Le Bail, Lilya Barnard, Niamh Rousseau, Luna Depuygt Song, Gloria Tautu, Tsochun Atsok
Ainsi que de Margherita D’Adamo, Hanako Hayakawa, Louise Höjer, Nikima Jagudajev, Leah Katz et Lizzie Sells
Remerciements à Balenciaga.