« Je pense que les formes sont toujours un peu spectrales » Philippe Parreno
À l'occasion de l'exposition « Une seconde d'éternité », Philippe Parreno a installé une œuvre d'art totale dans la Rotonde : « Echo2 ».
Artiste
Comment avez-vous abordé l’architecture de la Rotonde ?
J'ai commencé à faire ce que je fais en général tout le temps, dans toutes les expressions, c'est-à-dire faire… Je l'appelle une lecture d'espace. Pour comprendre un peu l'architecture, la manière dont il est exposé ou fermé à son environnement. Là rapidement, ce qui m'intéressait, c'était le fait que ce soit une exposition estivale, une exposition forcément caniculaire, dans un espace-temps, dans un moment caniculaire. L'élément solaire devait être, à un moment donné, un agent actif de l'exposition. Pour faire cette lecture d’espace, j'ai commencé à travailler un petit peu avec Philippe Rahm, qui est un architecte qui a toujours été tourné vers ces principes de climat et comment l'architecture peut, à un moment donné, intégrer ces paramètres-là. Donc on a parlé un peu ici de ça. Comment est-ce que l'on pouvait ou pas, activer ou au contraire essayer de faire une exposition sans air conditionné ? Donc on a commencé un peu à situer des principes un peu climatisiste là-dedans. Voir qu’il y a une partie qui est tout le temps à l'ombre, qu'on a marquée par la moquette et une partie qui est tout le temps exposée au soleil. Ensuite sont arrivés les héliostats avec lesquels j'avais déjà travaillés pour une exposition en Chine. Donc les choses ont commencé un peu à s’agrémenter comme ça. Un peu en posant un élément, mais ça part au début par une lecture de l'espace.
« Ce qui m'intéressait, c'était le fait que ce soit une exposition estivale, une exposition forcément caniculaire. »
Quel environnement / quelle expérience voulez-vous proposer aux visiteurs ?
Il y a un certain nombre d'objets, disons d'objets ou d'hyper objets. Il y a les héliostats qui réagissent au soleil, il y en a trois. On a un haut-parleur qui est automatisé et qui est robotisé. On a un mur qui a une qualité phonique, qui va aussi lui aussi bouger. On a un ventilateur qui est positionné au nord, qui souffle du nord, le vent du nord, qui va ventiler l'espace. On a un bioréacteur et le « brain » donc là où sont tous les ordinateurs. Et donc voilà, c'est un ensemble d'éléments, d’agents, qui vont s'organiser ensemble et qui s'organisent ensemble pour former une espèce de créature, héliotropique de temps en temps, donc tournée vers le soleil. Et puis le moment où le soleil disparaît, soit parce qu'il n'est plus là, qu'il a disparu, c'est le bioréacteur qui va se souvenir, recomposer les éléments qu'il a perçus au moment où le soleil était présent. Donc on a en fait une exposition qui a deux volets ou deux phases : la phase solaire et la phase organique. Le bioréacteur, littéralement, digère en fait les informations qu'il reçoit pendant le temps ou le soleil fait son apparition dans la Coupole. Le moment où le soleil disparaît, l'exposition devient, s'anime à nouveau, mais de manière organique. C'est un peu la dramaturgie générale. Donc ça, c’est pour le côté disons… programme. Et après, ce qui se rajoute à ça, c'est la participation de Tino Sehgal. Et c'est l'agent, disons, humain, qui vient composer avec cet ensemble. Donc on a effectivement des AI avec le son qui a été composé par Arca et Nicolas Becker. Ça, c'est une intelligence artificielle qui terre en fait un son granulaire. On a le bioréacteur qui est évidemment organique. On a toutes les machines qui sont mécaniques. Et puis les agents humains qui viennent intervenir avec tout ça, composer avec tout ça. Et puis après la partie solaire et caniculaire.
L’espace de l’exposition semble instable, il est en mutation, pourquoi ?
Classiquement, l'exposition est tout le temps isolée, c'est la boîte, la modernité, inventer des boîtes pour isoler les formes de leur contexte. Donc on a la boîte blanche muséographique, la boîte noire pour les images en mouvement, la boîte de nuit pour danser.
Et la voilà donc là, ce que je fais, quand je pense à une exposition en général, c'est toujours d'essayer de voir comment on peut ouvrir ces boîtes et faire en sorte que l'espace disons soit conscient de l'endroit dans lequel l’événement se joue. Tous ces éléments, tous ces agents sont conscients. Et ce que ces objets font, c’est qu'ils commencent à se regarder d'abord avant de pouvoir adresser. Donc ils sont conscients d'eux-mêmes déjà, chaque objet sait où se trouve l'autre. Ils vont forcément être attirés les uns par les autres et donc les miroirs vont se regarder, le son va attirer, le mouvement des miroirs va attirer le son qui lui est corrélé, et cetera, et cetera… Donc les éléments se regardent, s'attirent, se rejettent et jouent ensemble, en fait une espèce de dramaturgie dans laquelle nous on est le témoin, mais cette dramaturgie elle continue même quand il n'y a personne pour la regarder, la nuit, ça continuera à fonctionner, alors que personne ne sera là pour le voir. Donc, une fois qu'on fait, qu'on lance la machine ou l'organisme, la créature est éveillée et continue à vivre.
Echo2 en fait, renvoie à Echo1 qui était la première itération d'une chose qui est très différente aujourd'hui mais qui a commencé à exister au MoMA à New York où on avait déjà une espèce de petite créature qui a occupé le lobby de la nouvelle extension du MoMA. Et cette créature Echo, c'est la nymphe, c'est la nymphe qui a été punie pour son amour qu'elle avait pour Narcisse. Sa punition va être de ne pouvoir répéter que ce qu'elle entend jamais pouvoir dire ce qu'elle pense, surtout pas l'amour qu'elle a pour lui. Echo répète ce qu'elle entend. Et cette nymphe a commencé à exister à New York. Les nymphes sont intéressantes parce que ce sont des créatures qui sont toujours liées à des espaces. Donc Echo était lié à ce lobby et répétait ce qu'elle entendait, le mouvement des voitures dehors, le bruit à l'extérieur, le soleil déjà, la météo, et cetera qui l’influençait et aujourd'hui elle vient ici. Donc elle a effectivement muté, c’est une deuxième itération. Et le son maintenant est influencé par le soleil et par maintenant le bioréacteur qui vient prendre son relais. Donc les expositions en général, ce que j'essaie de faire de plus en plus, c'est que les choses ne sont jamais… d'abord elles ne s'arrêtent jamais. Et quand une exposition se termine dans un endroit, quelque part, son âme vient se réincarner ailleurs. Et j'aimerais comme ça que ça s’itère, que les choses soient jamais totalement, s'arrêtent jamais totalement.
« Chaque objet sait où se trouve l'autre. »
Que sont les héliostats dans cette nature en recomposition ?
Il y a trois héliostats. On a fait en sorte qu'elles soient là pour, de manière à capter tout le temps le soleil. La troisième étant celle qui ne voit que par l'intermédiaire des deux autres. Donc effectivement, ça crée une espèce de cosmologie, un peu comme. Je pense que ça créé aussi une attention, une attention flottante. Mais on voit des lumières, des couleurs, des reflets passer et attirer le regard. Et puis on voit aussi les mouvements être corrélés sur des sons et donc ces moments de synchronisation, c'est les moments où effectivement pour moi, une forme apparaît, c'est quand ça synchronise, alors que ça ne devrait pas. Et donc ce sont des capteurs de l’attention un peu. Ce sont des machines mais il y a quelque chose d’animal dans leur composition.
Les trois pieds, c'est pour des raisons aussi un peu tout à fait pragmatiques. Il faut s'accrocher à ce mur de Tadao Ando sans pouvoir faire de trous. Donc voilà, on s'accroche comme on peut et du coup ça a en effet comme ça une espèce de griffe, comme ça se griffe. Mais souvent, quand je fais, quand je travaille comme ça sur exposition, c'est une décision en entraîne une autre. Donc on a commencé par cette griffe et cette griffe a pris une espèce de trépied, le trépied est devenu une espèce de créature… Et ça, ce sont des décisions qu’on prend quand on commence à développer après une décision en entraîne une autre.
Le bioréacteur, c’est l’esprit des lieux incarné par la cellule ?
Ce bioréacteur, ça fait longtemps que je travaille avec. J'avais commencé à New York il y a une dizaine d'années, après il avait été à la Tate quand j'avais fait le Turbine Hall. C'était le bioréacteur qui contrôlait tous les événements. Le bioréacteur, je l’ai utilisé au début pour essayer de produire des événements non cycliques, c'est-à-dire qu'on a toujours tendance quand on programme, avec même des algorithmes mathématiques, on a toujours tendance à faire… C’est compliqué de produire de la chance comme on sait ou du hasard, on a tout le temps tendance à faire des cycles et le vivant ne produit pas de cycles.
Après, il est parti à Berlin Gropius Bau donc il a fait plusieurs expositions. Et puis en 10 ans les levures ont muté, en étant exposées au stress des expositions, elles ont commencé à muter. Et donc là on en est à la forme mutante qui vient ici, qui va encore une fois muter puisqu'elle va être à nouveau exposée à certaines situations. Donc c'est aussi l'archive pour moi de toutes ces expositions, elles les ont en elles dans leur séquence génétique disons. Tout le rythme de ces expositions qu'on ne voit plus mais dont elles portent en elles en fait une trace. Alors là, il y a deux états, il y a vraiment un état forcé par le soleil et puis un état pré-digéré par l'organisme des levures qui vont, des microbes qui vont, qui vont restituer ce qu'elles ont perçu, de ce qui se passe. Alors ce qu'elles perçoivent, ce qu'elles nous redonnent, ça va être sûrement des choses très différents de ce qu’on donne nous, on va voir. Mais en tout cas, c'est une autre perception, une perception de cette colonie, de notre environnement.
Intelligence cellulaire contre intelligence artificielle ?
C'est plutôt des coopérations, des négociations entre des agents qui doivent bien apprendre à négocier ensemble une coprésence. Et donc là, effectivement, il y a aussi l'image puisqu’il y a un film qui est montré. Donc il y a des agents, il y a des images, il y a des corps, il y a des machines, et c'est l'ensemble de ces agents qui coopèrent ici le temps d'une canicule. Voilà, c'est un peu comme ça que je l’ai pensé peu à peu.
Quelle place occupe l’onde sonore ?
Le son lui, c'est vraiment ce que j'appelle « Echo » et c'est vraiment ce qui avait été au début conçu pour le MoMA. Et donc c'est un système assez sophistiqué de composition, aidé par une AI. C'est un son granulaire en fait. Et donc la créature est mélodique. Elle pourrait être plutôt tonale. Et ça, c'est une décision qu'on a prise pour elle. Enfin, que Arca a prise pour nous… Et ce son en fait se développe et est influencé par ce qu'elle perçoit en fait en permanence. Donc elle est, elle est un peu le chef d'orchestre de tout ça. Mais en même temps, on ne peut pas dire qu'il y a quelque chose… à part le soleil qui force, il y a bien quelque chose qui était le cas au départ. Après toutes les choses se répondent mutuellement. Elles s'influencent les unes les autres… Et le son suit. Des fois il est l'acteur principal, des fois, il est juste accompagnateur.
Que vous inspire le titre « Une seconde d’éternité » ?
Je pense aussi que cela a à voir avec Broodthaers, mais aussi avec l'éternel retour de Nietzsche. C'est l'idée que… produire, le mot « maintenant, tout de suite », c’est un moment d'éternité qui ne peut jamais se répéter. C'est une idée que l'événement unique et singulier ne peut jamais se répéter par définition, puisqu'il est là maintenant et jamais reconduisible. J'imagine que c’est des moments uniques et singuliers qui ne se répètent jamais deux fois.
« C'est une idée que l'événement unique et singulier ne peut jamais se répéter par définition, puisqu'il est là maintenant et jamais reconduisible. »
Pouvez-vous revenir sur Ann Lee, ses apparitions dans l’exposition ?
Ann Lee, on lui a donné avec Pierre Huyghe, je ne sais plus quelle année, son propre copyright. Que l'image s’appartienne elle-même. Et de fait, aujourd'hui, aucun autre film ne peut être fait avec elle, à condition qu'elle donne son autorisation, et n’étant pas vivante… on a fait un « loop-hole » juridique. Mais le film tel qu'il a été fait avec et par moi est utilisé et continue à être vu. Et ça, c'est une de ses manifestations. La collaboration avec Tino avait lieu aussi au Palais de Tokyo. C'est le film lui-même. Sauf que c'est sa manière d'apparaître qui est différente. Le film en lui-même n'a pas changé. Le texte est le même, le personnage est le même. Il n'y a pas un nouveau film, c'est juste une nouvelle apparition.
Comment mettre une œuvre à l’épreuve du temps ?
Je pense que les formes sont toujours un peu spectrales. Ça veut dire que ce soit une peinture ou… peu importe, une chose, elle apparaît et disparaît, peu importe son format ou sa matière. En fait, on la voit et on ne la voit pas. Et donc cette spectralité ou cette… fait partie de sa nature. On est tous spectral, on est là et on n'est pas là. Donc il faut faire avec une présence, une forme. On a tout autant à faire avec sa présence que sa disparition. Et c'est cette chose qui m'intéresse un peu dans l'art, parce que de jouer sur les deux, une forme apparaît, mais aussi elle disparaît. Donc de faire avec les deux, les deux mouvements. C'est une chose qui m'intéresse. L'apparition et la disparition sont les deux choses qui m'intéressent. C'est les deux faces de la même chose.
« Je pense que les formes sont toujours un peu spectrales. »
Qu’est-ce que le quasi objet ?
Le Quasi objet, c'est un terme, un concept qui avait été utilisé par Michel Serres, un philosophe français qui définissait le quasi-objet comme un ballon de foot. Si on met 22 personnes, on leur donne une heure et demi sur un carré de terre, on a une guerre et si on met un ballon en jeu, on a un match de foot. Donc le ballon en fait crée une espèce de communauté autour de lui et on produit un rituel, donc le quasi objet, cet objet un peu particulier qui, qui n'est pas là, juste en dehors de tout, mais parce qu'à un moment il produit quelque chose autour de lui. Donc c'est soit un objet moins, soit un objet plus. Moi je pense que c'est un objet plus et je pense que c'est souvent que ça peut être une définition qu'on pourrait donner d'un objet d'art. C'est un objet incomplet. Mais qui en produit un tout. Quand il est activé.