« Mon travail est une exploration » — Gilberto Zorio
Personnalité historique de l'Arte Povera, Gilberto Zorio partage ses réflexions sur l'art et nous parle de ses œuvres, présentées jusqu'au 20 janvier dans le Foyer de la Bourse de Commerce.
Vos œuvres mobilisent des phénomènes chimiques, physiques. Pourquoi cet intérêt pour l'énergie ?
J'ai toujours pensé qu'une œuvre d'art est en perpétuelle transformation. J'aime l’imaginer dans le temps en me demandant comment elle sera demain, dans un an, etc. car il y a toujours une petite transformation qui s'opère.
À l'origine de mon œuvre Tenda (1967), il y a un séjour dans un camping en Ligurie où j'ai eu un choc merveilleux. Il y a eu une tempête énorme qui a « soulevé » la mer, et toutes les tentes qui étaient à côté de la mienne se sont envolées. Le jour qui a suivi, tout le camping était couvert de sel à cause de l'eau salée qui remontait de la terre. Et cela m’a donné des émotions formidables. Alors, je suis retourné à Turin, j'ai acheté deux toiles de couleurs verte et bleue, et j’ai fabriqué une sorte de « mémoire » de cet évènement.
« Une œuvre d'art est en perpétuelle transformation »
Dans Odio (1969), vous utilisez l'énergie de la colère : considérez-vous les émotions comme des matériaux ?
« Odio » (« je déteste » en français) est un terme terrible qui signifie aussi le « mal ». Dans mon œuvre Odio, le végétal, c'est-à-dire la corde, incrusté dans le métal, tient le poids de la plaque de plomb où est écrit le mot « odio ». Ce poids est très lourd, mais le tressage des végétaux qui constituent la corde est encore plus solide. C’est presque une vision chrétienne du bien et du mal.
Pouvez-vous nous parler de votre œuvre Microfoni (1968) ?
Dans cette œuvre, des blocs en béton sont disposés par terre et peuvent être utilisés par les visiteurs pour atteindre la hauteur du microphone et parler. Pour moi, c'était comme si alziamo verso un piccolissimo cielo (nous nous élevions vers un ciel minuscule). Le son, la répétition des mots, représentent la mémoire. Et ce qui est incroyable, c’est que quand on parle et que le son nous revient, on se juge tout de suite. Alors on adapte sa façon de parler, on se raconte autrement, on joue, on chante, on blasphème, on dit des paroles « psycho-pseudo-érotiques ». C'est intéressant, d’écouter tout ce que disent les gens.
Dans la Rotonde, il y a cette œuvre, Rosa-blu-rosa qui peut changer de couleur au cours de la journée. Pouvez-vous nous expliquer comment ?
À cette époque, j'avais l'habitude d'utiliser le béton, qui a une structure neutre. C'est le cas de Rosa-blu-rosa actuellement présentée dans la Rotonde, constituée d’un demi-cylindre de béton armé. Or le mélange avec le chlorure de cobalt à l'intérieur rend l'œuvre instable et la fait passer du rose au bleu. Elle bouge avec le temps, avec le climat. Ainsi elle devient sensible et évolue en silence.
Le 14 novembre 1967, j'avais exposé cette pièce chez Sperone, une galerie dans le centre de Turin. C'était une soirée où il avait beaucoup neigé. L'artiste Lucio Fontana est entré dans la galerie, et avec le contraste entre l'humidité dehors et la chaleur à l'intérieur, le bleu de Rosa-blu-rosa est devenu rose. Quand on a expliqué à Fontana le phénomène, il a dit en rigolant « c'est comme mon humeur, elle change ».
Plusieurs de vos œuvres délimitent des espaces, des frontières, expliquez-nous
J’ai réalisé la Macchia en 1968 à Turin. Habituellement, une tache se regarde par terre, mais là, j'ai imaginé une tache dans le ciel, au contraire. Je l'ai suspendue.
L’œuvre Confine, elle, appartient à une époque différente. Elle est plus politique, le titre Confine (frontière) représente la ligne imaginaire qui se matérialise avec la violence. Si on ouvre un livre de géographie, on peut voir que, particulièrement en Afrique, on a dessiné des lignes verticales, horizontales, de façon arbitraire, Ça, c'est le Confine. C'était très violent. On a déporté des populations, on a fait des choses terribles. Et c’est en particulier l'interprétation de la religion qui a créé ces crimes. Ensuite, j’ai pensé faire chauffer ce fil à 1000 degrés, pour qu’il devienne très chaud avec le nickel-chrome. Et cette écriture, Confine, on ne l'oublie plus, et quand on est à côté, on sent cette chaleur. La chaleur, c'est magnifique, mais c'est aussi très dangereux.
Dans la Salle des machines, vous avez installé deux œuvres fonctionnant avec des lampes de Wood. Elles ont deux états, l’une à la lumière habituelle, l’autre à la lumière noire. Pourquoi ce choix ?
Ce qui m'intéresse c'est la révélation. Cela permet de voir des choses que normalement, on ne contrôle pas, or la lampe de Wood est utilisée par exemple, par la police pour contrôler les traces. « Phosphore » vient du grec ancien « phôsphoros », qui veut dire « porteur de mémoire ». Et pour moi, le poing que l'on peut voir dans cette salle ne représente pas la violence, c'est seulement une concentration de force de la mémoire. Je serre le poing et je conserve la mémoire, qui est ensuite rejetée quand la lumière s’éteint.
L'autre œuvre È Utopia utilise la fluorescence. L'invisible devient visible. Elle va rendre complète une phrase qui dit: È Utopia, la realtà, é rivelazione (La réalité est une utopie, c’est une révélation) la réalité, c'est la révélation, c'est-à-dire tout le contraire.
Que signifie pour vous l'Arte Povera ?
Quelqu’un avait dit à propos de l’Arte Povera que c'était une histoire de futurisme. Je ne le pense pas. Pour moi l’Arte Povera, c'est l'invention de la surprise, qui surprend et surprendra toujours. Et j'ai la sensation que c’est toujours d’actualité. Cette grande exposition à la Bourse de Commerce a quelque chose d'extraordinaire, parce que la salle dans laquelle mes œuvres sont présentées ne fait pas seulement ressurgir des émotions du passé ; quand je la parcours, je suis encore en train de chercher, d'explorer. Mon travail est une exploration.
L'exposition « Arte Povera » est présentée jusqu'au 20 janvier 2025 à la Bourse de Commerce.