« Vous êtes ce qui achève l'œuvre, sa signification se trouve en vous. » — Jeff Koons
L'artiste américain Jeff Koons pose un regard sur sa pratique artistique et nous parle de ses œuvres présentées dans le cadre de l'exposition « Le monde comme il va ».
Votre art semble connecté au monde de l’enfance, est-ce lié à votre histoire personnelle ?
Beaucoup de mes œuvres sont des ready-mades qui proviennent de mon vécu. Durant mon enfance, mes parents avaient un travel bar. Pour eux, c’était vraiment un symbole de mobilité sociale. S’ils partaient en vacances avec leurs amis, ils l’emportaient toujours avec eux. J’ai grandi au milieu des années 1950, avec l’idée que l’avenir serait meilleur, qu’il y aurait une voie vers laquelle progresser. Je sais que tout le monde n’a pas eu ce sentiment, mais mon travail est lié à ce type d’aspiration à la transcendance.
Beaucoup de vos œuvres se présentent comme des objets du quotidien mis en scène, d’où cela vient-il ?
J’ai été influencé par la façon de présenter les choses. Mon père avait un magasin de meubles. J’ai grandi en voyant son showroom avec ces meubles, ces objets exposés. J’aime quand l’observation nous ramène à nous-mêmes : le fait de regarder quelque chose d’extérieur et de penser en même temps à sa vie intérieure. Quand j’ai déménagé à New York et que j’ai laissé mon travail se développer de façon plus objective, j’ai été très attiré par la présentation, par la façon dont un objet se montre à nous. Nous sommes constamment face au monde. Nous lui présentons nos idées et nous nous présentons à lui, ou bien nous l’absorbons à mesure que lui se présente à nous.
Les deux sculptures Balloon Dog et Moon font partie de votre série emblématique des années 1990, « Celebration » : de quelle célébration s’agit-il ?
Lorsque j’ai réalisé ma série « Celebration », j’ai voulu faire des œuvres qui ressemblaient à des ready-mades. Ces objets nous sont familiers mais ce ne sont pas des ready-mades. Le Balloon Dog : il y a des chiens-ballons partout dans le monde. On en trouve dans les fêtes d’enfants, mais pas à cette échelle. De même pour l’œuvre Moon, qui est comme un ballon rond en mylar où l’on pourrait lire « Joyeux anniversaire ». Ce sont de grandes pièces car je voulais leur donner une dimension mythique.
Le Balloon Dog a un air festif, mais en même temps, j’ai toujours pensé que durant l’époque archaïque, une communauté aurait pu se rassembler autour d’un tel objet. Après un meurtre, quelqu’un aurait pu remarquer qu’avec les gaz, l’estomac ou l’intestin commencerait à gonfler, et penser : « oh, je peux faire quelque chose avec ça ». Cette personne aurait pu prendre cet intestin et former quelque chose comme un chien-ballon. Avec cet objet, la communauté aurait pu développer une sorte de rituel. Balloon Dog se connecte ainsi à un endroit profondément ancré en nous. En même temps, il est très présent. Nous pouvons le voir et il reflète même l’environnement qui l’entoure. L’œuvre Moon fonctionne de la même manière. Elle est reliée à nos paradis célestes et au-delà, ou même juste à la lune et à notre galaxie. Elle se rapporte aux cieux, à l’espace.
À mes yeux, Balloon Dog a toujours constitué une sorte de cheval de Troie. Vous pouvez le voir : il est là, il brille, il a cette grande taille, mais c’est avant tout une représentation de la vie intérieure. Il évoque l’être intérieur, ce que l’on ne peut pas vraiment voir. Je pense qu’il a aussi une dimension plus sombre. Il ne représente pas seulement l’optimisme. Pour être radieux, il faut également avoir une certaine obscurité, sinon il n’y a aucun moyen de définir ce qui est lumineux. Et c’est la même chose avec Balloon Dog. Il y a aussi ce côté intérieur plus sombre.
L’idée de reflet est au centre de votre travail, d’où vient cette fascination ?
J’ai commencé à travailler avec des surfaces réfléchissantes au milieu des années 1970. Ce type de surface m’a attiré car l’environnement de l’œuvre, ainsi que le spectateur, s’y reflètent. Cela montre bien que cette expérience concerne pleinement le spectateur. Ainsi, si vous regardez Balloon Dog, Moon, ou bien mes autres œuvres avec cet effet miroir, cela vous fait comprendre que tout tourne autour de vous. Vous êtes ce qui achève l’œuvre, sa signification se trouve en vous. Ce qui m’a toujours intuitivement lié au reflet, ce qui m’a amené à l’intégrer à mon œuvre, c’est cette idée que tout se trouve en vous, en ce que vous pensez pouvoir devenir. C’est ça, l’art. Ce ne sont que des objets. Les œuvres d’art ne sont que des objets qui nous éclairent sur notre potentiel.
Votre œuvre la plus ancienne de la Collection Pinault présente deux aspirateurs dans une vitrine.
Avec cette série, je voulais créer des œuvres s’inscrivant dans la tradition de Duchamp, en tentant d’y ajouter quelque chose. J’ai pensé à des objets qui sont en état de parfaite intégrité lorsqu’ils sont créés, lorsqu’ils sont neufs, et dont l’intégrité peut être maintenue s’ils ne sont pas utilisés. Tandis que nous, en tant qu’individus, nous devons agir pour développer notre intégrité. Nous ne naissons pas avec, cela vient de notre action. Je pensais à cette opposition entre les deux. Qui est vraiment mieux préparé à survivre, et qui a une meilleure chance d’être éternel, entre le spectateur biologique et l’objet inanimé ? Mais en réalité, les dessins ne sont pas immuables et les matériaux commencent à jaunir avec le temps. Le plastique se modifie. Nous aussi, en tant qu’individus, nous changeons, et le monde change autour de nous. Il s’agit donc de réfléchir à ce que signifie réellement « continuer ». Le concept de l’éternel, de l’idéal. Peut-être qu’en fait il n’y a pas de changement, mais dans ce cas, cela amène à désirer le changement. L’idéal, c’est peut-être le changement.
Certaines de vos œuvres sont devenues des icônes et font aujourd’hui partie de la culture populaire, comment l’expliquez-vous ?
Pour qu’un artiste réalise des œuvres qui touchent profondément la vie des gens, de manière massive, cela ne peut venir que de sa confiance en lui. Et si vous avez confiance en vous et que vous suivez vos centres d’intérêt, cela vous permet de vous connecter à un vocabulaire universel. Nous interagissons avec les objets et les idées d’une certaine manière aujourd’hui, mais nous le ferons probablement différemment à l’avenir. C’est difficile à dire. Mais je crois que si nous nous concentrons sur les choses, sur nos centres d’intérêt, nous pouvons nous connecter à ce qui est important pour nous, en tant qu’êtres humains. Si je regarde mon travail, j’y vois un sentiment d’optimisme. Je pense que cet optimisme est ce qui attire le plus. Nous avons la possibilité d’évoluer, de nous épanouir, d’avoir une meilleure vision de nous-mêmes, de nous développer, et nous pouvons partager cela avec les autres.
Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec François Pinault ?
Ma relation avec François Pinault a commencé à la fin des années 1990. Quand je l’ai rencontré, j’ai été impressionné par son engagement, son amour et son lien personnel avec l’art. Quand vous êtes un jeune artiste, les collectionneurs ne sont pas vraiment proches de votre vie. Mais ensuite, vous commencez à leur faire confiance et à vous engager auprès d’eux. François Pinault est quelqu’un qui aime et comprend l’art, et qui est engagé en tant que collectionneur. Il comprend que l’art imprègne nos vies, qu’il en fait partie, et que nous partageons et communiquons des choses très importantes par le biais de l’art. Je pense que, dans le monde de l’art aujourd’hui, de nombreux artistes internationaux peuvent le remercier de faire connaître leur travail à l’échelle mondiale. Je peux sentir la personnalité de François Pinault à travers sa collection. Il est intelligent et perspicace, mais il a aussi de l’humour, il est joyeux. Il comprend également la tristesse, mais il trouve de l’espoir partout.
Vos œuvres s’inscrivent dans l’exposition « Le monde comme il va » : qu’est-ce que ce titre vous évoque ?
Je suis très heureux d’être à la Bourse de Commerce aujourd’hui. C’est incroyable ce que François Pinault a créé. Il a toujours voulu avoir un lieu pour cette collection. C’est merveilleux que cela se trouve ici, à Paris, à la Bourse de Commerce, et qu’il puisse organiser ces différentes expositions, comme celle d’aujourd’hui. Si je pense au titre d’une exposition, à quelque chose qui rassemble, « Le monde comme il va » : quel titre ! Quelle belle pensée ! Car nous sommes libres. Nous nous réveillons chaque jour avec la liberté de créer ce que nous voulons. Nous pouvons choisir d’aller vers un extrême ou vers un autre, et cette action aura des conséquences. À ce titre, nous avons une responsabilité envers nous-mêmes et envers les autres. Et tout ceci dialogue avec toute l’histoire de l’humanité. Il y a tout cela dans cette exposition, c’est donc très important pour moi d’en faire partie.
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L'exposition « Le monde comme il va » est présentée jusqu'au 2 septembre 2024 à la Bourse de Commerce