« Le banal côtoie l’explicite, l’éternel et l’éphémère » Mathieu Humery
« Cette mosaïque photographique renvoie à la pensée complexe de l’artiste, au coeur de ses sentiments, pulsions et réflexions. Chaque image, quel que soit son sujet, du plus banal au plus sulfureux, trouve sa place dans l’écriture de son expérience du temps. » Matthieu Humery
Conservateur auprès de la collection, chargé de la photographie
« Le travail d’Araki est connu pour la prise directe avec sa réalité qu’il expérimente, vit et transforme pour ainsi dire en fiction. Une position très différente du reporter, dont l’oeil réputé « objectif » ne fait qu’observer et enregistrer. Araki n’est pas très éloigné de la génération des Joan Didion, Tom Wolfe ou Norman Mailer, actifs aux États-Unis dans les années 1960-1970, qui passent très facilement du reportage subjectif et personnel à la fiction et qui ont forgé ce qui a été appelé le New Journalism. Araki va peut-être plus loin en prenant pour sujet d’étude sa propre individualité. Ainsi, cette mosaïque photographique renvoie à la pensée complexe de l’artiste, au coeur de ses sentiments, pulsions et réflexions. Chaque image, quel que soit son sujet, du plus banal au plus sulfureux, trouve sa place dans l’écriture de son expérience du temps.
Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank, constitué de 101 photographies, connu aussi sous le titre 101 Works for Robert Frank, est un ensemble dédié à l’auteur des Américains paru aux éditions Robert Delpire en 1958. Aussi programmatique que factuel, cet ensemble, avec un nombre d’images et un dédicataire, paraît limpide, trop peut-être. Malgré ces éléments tangibles, un regard plus approfondi révèle des doubles-sens, des interrogations. Arrêtons-nous un instant sur le nombre 101. Souvent utilisé dans la vente ou le marketing, le 101 donne le sentiment d’un dépassement généreux, d’une promesse d’opulence. C’est l’idée d’aller au-delà de la limite, comme si l’oeuvre s’ouvrait à quelque chose de plus grand qu’elle-même ; voire d’illimité avec toutes les symboliques qui peuvent s’y agréger comme l’infini ou la perpétuation. Le nombre ou la cote 101 peut également faire penser au psaume 101 de la Bible que l’on attribue à David et qui traite de la fidélité et du mensonge. Le portfolio, réalisé trois ans après le décès prématuré de sa femme Yoko Aoki, porte en lui cette blessure, cette noirceur, qui marqua un tournant de l’oeuvre de l’artiste. Ainsi, après la prise en compte du contexte de création et du choix numéral, la symétrie du nombre 101 peut interpeller. Nombre palindrome, il se compose de deux unités semblables séparées par un zéro, une possible métaphore du vide imposé par la disparition de sa bien-aimée. De surcroît, cette symétrie pourrait invoquer un face-à face avec Robert Frank, à la fois comme individu et comme auteur des Américains. […]
La force de la série réside en ce que la narration ne se borne qu’à une suggestion non prescriptive, plus émotionnelle que logique où une figure remplace une autre figure, où les espaces publics succèdent à la chambre à coucher, où il y a l’avant et l’après, la vie et la mort. Les oeuvres dialoguent et les thèmes s’interconnectent : le sexe, l’absence, la répulsion, la ville, l’infini. Le banal côtoie l’explicite, l’éternel et l’éphémère. Cette plongée insulaire dans la vie d’un photographe sans sa muse est un voyage imaginaire dont les chemins se croisent, se perdent et vous ramènent invariablement à la solitude et au vide. […] »