Jean-Jacques Aillagon : «L’idée même de musée est associée à l’idée de partage.»
Jean-Jacques Aillagon, directeur général de Pinault Collection, revient sur le projet de la Bourse de Commerce.
Comment avez-vous découvert ce nouveau site pour la Collection Pinault ?
Ce bâtiment, je n’ai cessé de tourner autour de lui, de l’admirer également, de l’extérieur parce que pendant longtemps ce bâtiment n’a été que parcimonieusement ouvert aux visiteurs. C’est la raison pour laquelle, lorsque j’ai su par la ville de Paris que ce bâtiment deviendrait disponible et que celle-ci s’interrogeait sur son affectation à un projet culturel, que j’ai aussitôt proposé à François Pinault de venir le visiter. Il le connaissait, il l’avait fréquenté à l’époque où c’était encore la bourse de commerce au sens propre du terme. Néanmoins, il est venu jeter un coup d’œil, évaluer l’adaptation de ce bâtiment à l’accueil d’un musée qui serait consacré à sa collection. Très rapidement, il a été convaincu et nous avons pu engager avec la ville de Paris une discussion en vue de l’attribution à la Collection Pinault d’un bail emphytéotique administratif. En tout cas, pour revenir à votre question, ce bâtiment, je le connais depuis toujours, depuis que je vis et travaille à Paris. Je suis arrivé à Paris assez tard, en 1976, cela vous parait peut-être lointain comme date et j’habitais ce quartier, j’habitais le quartier des Halles à l’époque hélas maudite où l’on détruisait les pavillons de Baltard et où on procédait à cette énorme excavation du Forum des Halles pour y réaliser de nouveaux équipements. Et comme un objet singulier dans ce désastre, un seul objet architectural ou deux objets architecturaux résistaient : l’église Saint-Eustache d’un côté et la Bourse de Commerce de l’autre.
Pourquoi avoir choisi la Bourse de Commerce ?
Quel moment fort du projet retiendrez-vous ?
Comme dans toutes les grandes aventures, qu’elles soient culturelles, sentimentales, les plus beaux moments sont toujours les premiers. Ce sont de ceux-là qu’on se souvient avec le plus d’émotion. Le premier grand moment a été quand la ville de Paris a confirmé qu’elle confiait à François Pinault le bail pour 50 ans de ce bâtiment. Le deuxième moment très fort, qui a été également une sorte d’inauguration, de naissance, c’est quand, pour la première fois, Tadao Ando nous a présentés sont projet, son bâtiment, une esquisse extrêmement modeste, une sorte de trait délicatement tracé sur le papier et quand on a pu commencer à s’imaginer ce que serait la transformation de ce bâtiment dans le respect du patrimoine. Le troisième grand moment, peut-être, c’est quand ce projet architectural, nous avons pu le faire approuver par les instances extrêmement vigilantes que sont la Commission nationale des monuments historiques d’un côté, commission nationale donc qui relève de la responsabilité du Ministre de la Culture et approuvé également par la Commission du Vieux Paris qui est une commission municipale dont on sait la vigilance, l’attention très exigeante qu’elle porte au respect du patrimoine. À ce moment-là, on s’est dit que le pari était gagné, qu’on pouvait à la fois d’une part mettre en valeur un grand bâtiment historique dans un respect scrupuleux de son identité et en même temps, inviter un grand architecte à produire, ici à Paris, au cœur de la France, une grande œuvre architecturale.
Je reviens d’ailleurs sur cette idée que nous sommes ici au centre de Paris pour bien dire que sans doute l’un des autres motifs que le choix de François Pinault a fait de la Bourse de Commerce, c’est qu’elle était justement ici, au cœur de Paris, dans le 1er arrondissement, entre le Centre Pompidou d’un côté et le Louvre de l’autre. Au cœur culturel palpitant de Paris, là où d’un côté se montrent les grands chefs d’œuvres des civilisations écoulées, et d’un autre côté d’une institution qui se consacre, à l’art moderne et à l’art contemporain.
« L’idée même de musée est associée à l’idée de partage. Donner à voir, à contempler, à admirer, à tous. […] C’est le regard des visiteurs qui anime les œuvres, qui lui donne son sens, c’est le regard du visiteur qui lui confère une véritable nécessité. »
À qui sert un musée aujourd’hui et à quoi devrait-il servir demain ?
Le musée est une vieille invention démocratique. À partir de la Renaissance, on formalise l’idée de collection. Certaines de ces collections s’ouvrent un petit peu, parcimonieusement, au public, en tout cas à des publics spécialisés d’amateurs. C’est surtout au 18e siècle et notamment dans les grands moments de ruptures politiques, dans le grand moment de rupture politique qu’est la Révolution française, qu’on se dit qu’après tout, les chefs d’œuvres du passé, les chefs d’œuvres du présent, dont les puissants ont la possibilité de se rendre propriétaires, ne peuvent pas être l’apanage de quelques-uns. Ces chefs d’œuvres sont destinés à être mis à la disposition de tous ; dans l’avenir des civilisations, il ne faut jamais perdre de vue que les choses progressent de façon collective, et que le plus de femmes et que le plus d’hommes possible participent, partagent ces trésors, la civilisation est une civilisation de l’épanouissement. Donc, d’emblée, l’idée même de musée est associée à l’idée de partage. Donner à voir, à contempler, à admirer, à tous. Si ces œuvres restent sans regards, sans regards de jeunes, de vieux et d’adultes, de femmes, d’hommes pour les admirer, ces objets, ces œuvres, restent des objets morts. C’est le regard des visiteurs qui anime les œuvres, qui lui donne son sens, c’est le regard du visiteur qui lui confère une véritable nécessité.
C’est également, je crois, la traduction d’une idée que nous nous faisons de la culture. La culture, naturellement, peut-être une délectation. On trouve des choses belles, on trouve des choses grandes, on trouve des choses nobles, on trouve des choses dignes d’être conservées. La culture, c’est également une façon collective d’édifier dans une société le partage de références, le partage de valeurs, de façon à ce que tous ceux qui accèdent à cette culture aient le sentiment finalement de former une véritable collectivité, une véritable communauté. En construisant des musées, en construisant des lieux pour la musique, en construisant des bibliothèques, en éditant des livres, en composant des musiques, en créant des œuvres d’art, en ouvrant des musées comme celui-ci finalement, on pose une pierre supplémentaire à la grande édification de la civilisation partagée.
Quelle est l’œuvre qui vous émeut le plus dans la Collection Pinault ?
« La culture, c’est également une façon collective d’édifier dans une société le partage de références, le partage de valeurs, de façon à ce que tous ceux qui accèdent à cette culture aient le sentiment finalement de former une véritable collectivité, une véritable communauté. »
Quelle a été votre première rencontre avec l’art ?
Les premières relations avec les œuvres, c’est le papier qui me les a données. C’est par les revues que j’ai pu cultiver, finalement, une première familiarité avec les œuvres d’art. Certaines revues d’aujourd’hui existaient déjà au temps de ma jeunesse. On ne les achetait pas chez moi mais j’allais souvent chez une tante qui habitait dans un village voisin de la petite ville où je vivais, et ma tante achetait notamment Connaissance des Arts qui était une revue naissante à cette époque. C’est en tournant les pages de cette revue que pour la première fois, j’ai vu des œuvres d’art. Ensuite, je me suis rendu compte que finalement j’avais eu des contacts avec l’architecture de notre temps sans même savoir qui étaient les architectes qui avaient construit tel ou tel édifice. Dans la petite ville où je vivais, une chapelle avait été réalisée après-guerre par Prouvé. Je ne savais pas encore l’immense ingénieur-architecte qu’était Prouvé, mais déjà j’admirais la radicalité des formes de cet édifice, en pressentant qu’il y avait là quelque chose d’exceptionnel, et ce n’est que plus tard que j’ai su que c’était exceptionnel. Je crois ensuite que ma première, mon premier contact véritable, physique, charnel avec les œuvres d’art, c’était le moment de ma vie où j’ai quitté la Lorraine pour aller vivre à Toulouse. À ce moment-là, je me suis retrouvé dans une ville où il y avait des musées formidables que je suis allé visiter. Je voyais des expositions pour la première fois, je voyais des monuments exceptionnels. Je rencontrais ainsi, ce que rien ne peut remplacer totalement, qu’aucune publication, ce qu’aucun musée imaginaire, ce qu’aucun livre ne peut remplacer, c’est le bonheur d’être en contact intime, en contact charnel, avec des œuvres d’art dans leur matérialité mais également leur spiritualité. Ce bonheur, ensuite, ne m’a plus jamais quitté.