« J'ai fini par penser la géographie à travers ma propre vie » Tacita Dean
« Tout se joue alors entre la vie du spectateur, et l'œuvre qui lui fait face. Les meilleures œuvres n'imposent pas un point de vue. »
Pourquoi construire un pavillon au centre de la Rotonde ?
J’étais invitée à créer quelque chose qui prendrait place dans la Rotonde. Plus précisément, un film. Le contexte est toujours important. J’étais très consciente de ce que représentent les peintures sous la voûte de la Rotonde, du rapport entre ces peintures et les points cardinaux, et surtout de leur rapport avec le colonialisme du 19e siècle, qui est un problème majeur en Grande-Bretagne également, d’où je viens. J’étais donc très consciente de créer quelque chose sous cette peinture. Ensuite, comme il s’agissait de projeter un film, il fallait de je réalise quelque chose qui protège de la lumière extérieure.
Pouvez-vous nous parler de votre œuvre Geography Biography ?
Je collectionne les cartes postales, j’en ai une grande collection. Je me suis également rendu compte qu’en quarante ans de création de films, j’avais beaucoup voyagé. J’ai donc fini par penser la géographie à travers ma propre vie. Le titre m’est apparu lorsque j’étais en train de filmer et de réfléchir. Je me suis dit : « C’est comme une géographie définie par une biographie.» Et je me suis dit : « En fait, je suis cela. » Alors j’ai nommé l’œuvre ainsi. Je ne me suis jamais vraiment mise en scène dans mes films, à l’exception d’Antigone, où je suis entrée par accident. En général, je ne suis pas dans mes films, cela me rebute. Je me suis donc beaucoup exposée en faisant cette œuvre. J’ai fait des films de 16 mm depuis les années 80 et j’ai ensuite fait tous mes Super 8 et mes 8 mm standards. Le truc avec les films, c’est qu’on les conserve. J’avais donc ces boîtes de petites bobines de Super 8 vers lesquelles je pouvais revenir. Je ne les avais pas regardées depuis trente ans. Certains de ces documents sont vraiment des travaux de jeunesse, comme des travaux d’études. À un moment, j’ai arrêté d’utiliser le Super 8, cela ne va donc que jusqu’au milieu des années 90, ensuite j’ai commencé à faire mes films en 16 mm. Comme c’est un support physique, j’ai une table de découpe dans mon studio. En anglais, tout ce que l’on n’utilise pas s’appelle le « cutting room floor » (« le plancher de la salle de montage »), mais je ne pense pas qu’il y ait d’équivalent en français. Il y a une expression en anglais, si un acteur dit : « I was ‘cutting room floored’ » cela signifie qu’il a été coupé au montage. Je disposais donc de tout ce « plancher de salle de montage », de toutes ces chutes qui ne figuraient dans aucun film monté. Alors je les ai utilisées, ainsi que mes films Super 8, pour faire un nouveau film avec ma technique de masquage. Techniquement, c’est extrêmement compliqué. En gros, en masquant partiellement l’obturateur avec des caches, je peux choisir de filmer seulement certaines zones de mon sujet. J’ai utilisé ces masques partiels pour filmer mes vieux films, mes Super 8 ou 8 mm standards. Ainsi, dans un seul cadre, apparaissent tous ces différents formats de film, ces Super 8, ces 8 mm standards, 16 mm, 35 mm… Souvent, je prends pour arrière-plan l’une de mes cartes postales car il y a besoin d’un fond bien texturé pour que le contraste de grain avec le film soit fort, ce qui permet au film de mieux s’intégrer.
Quels sont les différents médiums avec lesquels vous travaillez ?
Les supports sont très importants. J’utilise des supports variés. Je pense que les artistes ont cette liberté. Un de mes combats avec l’industrie du film était de dire : « Vous avez deux supports maintenant, le film et le numérique, utilisez-les tous les deux et exploitez-les chacun pour ce qu’ils sont »…afin de sauvegarder le film, évidemment. Donc j’utilise la craie, la photographie ou l’encre d’imprimerie, la peinture… Lorsque j’ai été invitée à faire quelque chose ici, je voulais vraiment mettre en lumière de nombreux médiums car je pense que c’est bien de montrer à quel point les artistes peuvent être libres par rapport au support. J’ai commencé avec la craie, il y a très longtemps maintenant, et je continue de l’utiliser. Quand j’étais étudiante, en troisième cycle à Londres, les murs étaient faits de matériaux, je ne faisais pas de toiles. Un jour, j’ai accroché sur le mur un panneau d’un mètre sur deux de Masonite [bois aggloméré], je l’ai peint en noir, et j’ai commencé à travailler dessus avec de la craie, comme sur un négatif, et j’ai gardé ça tout au long de ma vie. Je veux dire, même physiquement, j’ai porté ces planches jusqu’à mon espace de travail suivant, puis au suivant. The Wreck of Hope est le troisième dessin d’une série qui représente des paysages blancs où « quelque chose se passe ». Le premier, The Montafon Letter, était une avalanche. Cela représentait donc un effondrement de neige. Le deuxième représentait l’effondrement d’une falaise de craie. Celui-ci, c’est la fonte des glaces. Cette blancheur du paysage, c’est comme si c’était de la craie.
Quel dialogue avec la toile marouflée du 19e siècle, qui surplombe votre pavillon ?
J’ai fait beaucoup de films en lien avec les cercles ou les cycles, même littéralement, en lien avec le cercle de la lumière. Tout ce qui implique un cercle m’attire immédiatement car cela implique le cycle du temps. Concernant cette peinture murale, elle traite aussi, en un sens, du temps saisonnier. Mais en fait, elle relève surtout de l’imaginaire français du 19e siècle sur « l’ailleurs ». Il s’agit de peintures protégées par l’État et il y a beauté sacrée à cela. C’est très beau, mais c’est un domaine controversé de nos jours. Je me trouvais en-dessous de cette peinture murale et c’est ce qui m’a fait faire le film que j’ai fait. J’ai vraiment réfléchi à ce que cette peinture signifiait, au privilège de voyager, en tant qu’enfant. Mon film a été conçu sous cette peinture, toutefois il est important de préciser qu’il n’a pas été fait en référence directe à elle. Géographiquement, je suis située dans la Rotonde, en-dessous de cette peinture. Et la projection de mes films se déplace sur les parois du pavillon en suivant le caractère circulaire de cette peinture, j'en suis consciente. Mais il s'agit de ma géographie. C’est là tout l’intérêt de la géographie, de ma géographie. La géographie, le monde, ont joué un rôle important dans ma vie de cinéaste.
Comment décririez-vous votre rapport aux saisons ?
Dans la Galerie 2, j’ai développé quatre, enfin il y en a plus que quatre mais disons quatre, champs de réflexion autour des saisons. Ce n’était pas le sujet : c’était le cadre, ce qui est une différence importante. Je suis allée au Japon et j’ai photographié les plus anciens arbres sakura en fleurs. En bas, c’est le Jindai Zakura, qui a 2000 ans, et le Takizakura, qui a 1500 ans. Cette série, The Wreck of Hope, exprime une mémoire collective en abordant la question de la fonte de l’Arctique, du cercle polaire, de l’Antarctique. La destruction de notre planète.« Comment était-ce avant » relève d’une mémoire collective que nous sommes en train de perdre. Je suppose qu’il y a toujours quelque chose à propos de la disparition, dans ce que je fais.
Quelle expérience souhaitez-vous aux visiteurs qui découvriront vos œuvres ?
Cela revient à s’interroger sur le rôle de l’artiste. Un artiste fait quelque chose, puis il le laisse quelque part et les gens le voient. Et à ce moment-là, l’artiste n’est plus là. Tout se joue alors entre la vie du spectateur, et l’œuvre qui lui fait face. Les meilleures œuvres n’imposent pas un point de vue, elles ne sont pas didactiques. Mon œuvre emmène la personne qui la regarde dans un endroit que je ne connaîtrai jamais. Les spectateurs convoqueront leurs propres souvenirs, mais je ne sais pas ce qu’ils seront, je ne les commande pas. Je connais ce processus en tant que spectatrice : je regarde une œuvre et cela va me faire penser à quelque chose auquel je n’aurais pas pensé sinon. C’est le meilleur dans l’art, cette relation qui existe entre le silence du spectateur, ce qu’il regarde, et là où il va dans sa tête. C’est ça, l’art.
Pouvez-vous nous parler du titre de votre œuvre The Wreck of Hope ?
Ce titre vient d’une toile de Caspar David Friedrich. J’ai toujours aimé ce tableau, que j’ai toujours connu sous ce nom, mais il porte d’autres titres [le titre véritable du tableau est La Mer de glace ]. Il représente un bateau pris dans la glace, qui fait naufrage. C'est un naufrage, mais dans la glace. J’ai toujours aimé ce titre, j’ai toujours aimé cette peinture. D’une certaine manière, j’ai eu le titre avant l’œuvre. En un sens, en ce moment, il y a une légère lueur d’espoir. Je ne veux pas être grandiloquente, mais je ressens un sentiment de panique à propos du monde. À propos du réchauffement climatique bien sûr, mais aussi une panique générale, à propos de tout, politiquement. Ce titre est donc très puissant : Le Naufrage de l’espérance.
Comment avez-vous réalisé cette œuvre The Wreck of Hope ?
J’ai décidé de dessiner quelque chose qui soit emblématique de ce naufrage. Ce naufrage, c’est que nous sommes en train de perdre : un univers de glace qui existait depuis des millénaires. Nous observons sa disparition sur notre petite durée de vie. Nous assistons à sa fonte en temps réel et c’est terrible. Tout ce que je peux faire à ce sujet, c’est un dessin. The Wreck of Hope m’a demandé un effort énorme car il n’y avait que moi, une craie d’écolier et du temps. C’est tout. L’écoulement du temps est intégré à sa fabrication car à l’intérieur du dessin, j’ai inscrit des dates. Elles s’y confondent mais occasionnellement, on peut encore en distinguer certaines : le mois d’août, le 2 septembre. Plus près de la fin, on peut lire les dates plus clairement. J’écris toujours ce qui se passe. Un de mes amis est mort, donc son nom est dessus. Salman Rushdie a été poignardé donc son nom aussi est inscrit. Il y également Sidney Felsen, fondateur de Gemini G.E.L., l’imprimeur avec qui je travaille à Los Angeles. Il a eu 98 ans, donc j’ai écrit : « 98 Sidney » et « joyeux anniversaire ». Des petits mots qui finissent parfois effacés, mais qui sont là car ils font partie de la sédimentation du temps. C’était un travail énorme, je n’ai rien fait d’autre.
Quelle est votre relation aux arbres sakura du Japon ?
Ce qui m’a attirée vers les arbres sakura, c’est que tout le monde les aime, mais surtout la « chirurgie » dont ils font l’objet avec tous ces soutiens, toutes ces béquilles. Un très vieil arbre entretenu par le soin de l’Homme. J’ai toujours été attirée par le vieillissement. J’ai filmé des gens comme Merce Cunningham, Maryam Murts et Luchita Hurtado, qui avait alors 99 ans et demi. Le vieillissement m’intéresse car je pense toujours au fait qu’un humain, comme un arbre, porte tellement de vie en lui, dans ses tissus, dans la structure physique de son corps. C’est ce qui m’intéresse. Je me suis dit : « Oh, mon Dieu ! Il faut que j’aille photographier ça ! » Les soutiens placés autour de ces arbres sont ce qui m’intéresse le plus. Le Jindai Zakura est le plus ancien, et il est, pour moi, un arbre très féminin. Il ressemble beaucoup à une petite vieille, vraiment rétrécie. Il n'est pas dramatique. Il n’est pas comme le Takizakura qui est un arbre énorme, splendide. Il est étroit et petit, avec beaucoup de béquilles autour de lui. Je me suis dit que c’était un symbole d’endurance d’une certaine manière. Avec le Takizakura, la floraison n’arrivait pas. Nous étions assis là, à veiller tristement, pensant que les bourgeons ne s’ouvriraient pas. Et soudain, le dernier jour, ils se sont ouverts sous nos yeux. C’était incroyable. Entre le début et la fin de la journée, tout avait changé. Et ce qui était génial dans tout ça, c’était cette couleur rose incroyable qui est apparue à l’éclosion des bourgeons. Vingt-quatre heures plus tard, la couleur avait déjà pâli. Mais au premier instant, le rose qui a émergé était incroyable. C’était dû au fait que le bourgeon n’était ouvert qu’à 70 %. En un sens, il n’était même pas « officiellement » ouvert. C’était stressant de ne pas savoir si nous allions obtenir une floraison, mais nous l’avons eue. C’est très beau parce que c’est un don de couleur. C’est quelque chose que ce bel arbre coloré m’a donné, même s’il n’était même pas encore vraiment en fleurs.
Quelle saison attendez-vous le plus ?
J’ai toujours aimé l’automne. Peut-être car je suis un peu mélancolique. J’aime aussi le printemps maintenant. J’aime même davantage le printemps que l’automne désormais, depuis que j’ai un jardin. Mais j’ai longtemps aimé l’automne. Ayant grandi à la campagne, j’avais des champignons, je comprenais ce qu’était la décomposition. S’il me faut désigner le travail que j’ai fait à propos de l’automne, c’est télomère. En fait, ce sont des marques laissées par le processus de fabrication. L’automne est représenté par quatre photogravures qui nous parlent des marques qui restent sur les choses. J’ai vu ces marques, je les ai tracées et redessinées. C’est une accumulation de marques. C’est une attrition à travers l’accumulation. Il y a de plus en plus de marques sur les quatre photogravures. L’automne est un peu comme ça. Plus nous vieillissons, plus nous accumulons, mais aussi : plus nous devenons inefficaces. C’est l’automne de la vie, je suppose.
Comment appréhendez-vous le médium digital ?
Tout ce que je fais existe dans le temps que je suis en train de vivre. Je dois résister à l’idée que le film est un médium nostalgique, car ce n’est pas le cas. C’est un médium merveilleux et riche. Je veux encourager la jeune génération à l’utiliser pour tout ce que le numérique n’est pas. Toute sa pertinence réside dans le fait qu’il s’agit d’un médium différent. Les deux sont excellents, vous pouvez utiliser les deux. Je ne suis pas un Luddite, j’utilise le numérique. Je passe par lui, je m’en sers, même si mon travail final ne se présente pas sous une forme numérique. C’est là tout l’intérêt. Il y a toujours un élément numérique dans mon processus de fabrication.