« Il serait difficile de séparer mes œuvres de mes souvenirs » Charles Ray

Portrait de/of Charles Ray, 2019. Photo Maxime Tétard.
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Interview
9 mars 2022

« Il serait difficile de séparer mes œuvres de mes souvenirs » Charles Ray

« L’espace est le médium principal du sculpteur et les sculptures sont elles-mêmes faites d’espace. Elles font, en quelque sorte, partie de la mosaïque spatio-temporelle. Ce sont des événements dans l’espace, faits d’espace. » Charles Ray

Vos œuvres s’inspirent-elles souvent de souvenirs ou d’expériences particulières ?   C’est une question délicate car il serait difficile de séparer mes œuvres de mes souvenirs, mais tout aussi difficile de séparer ma vie de mes souvenirs. Mes sculptures sont inspirées de certains souvenirs, mais elles ne sont pas construites à partir de souvenirs.

La plupart de vos œuvres portent des titres très descriptifs. Les concevez-vous comme des indices, destinés à attirer l’attention du spectateur sur certains détails ?  Les titres émergent généralement avant que la sculpture ne soit terminée. Ils évoluent en fonction du travail en cours et de la façon dont nous en parlons. Par exemple, si une pièce est en cours de fabrication chez quelqu’un, et que je parle à cette personne au téléphone, je peux lui demander : « Comment ça se passe avec la grande dame [The Big Lady] ? Avec le tracteur [Tractor] ou l’autoportrait [Self-portrait] ? Certains titres, en revanche, renvoient plutôt à votre question de départ. Le titre The Return to the one est apparu une fois la sculpture achevée. Cela étant, mes sculptures ont souvent un titre assez familier. Il existe parfois un titre officiel, comme dans le cas de la femme mannequin, qui s’appelle Fall 91, mais tout le monde l’appelle simplement The Big Lady, et moi aussi. Pareil pour The Car wreck [’épave de voiture], plutôt que Unpainted sculpture

Et qu’en est-il de Boy with frog ?  M. Pinault m’avait demandé de faire une sculpture pour la Punta de la Dogana quelques années avant l’ouverture du musée. À l’époque, j’allais me faire opérer à cœur ouvert pour remplacer une partie de mon cœur. Sa demande m’a instantanément fait visualiser cette sculpture. Je crois que c’est à cause du rôle de la grenouille en Amérique : elle est utilisée en cours de sciences à l’école primaire, pour les premières dissections. Les enfants l’ouvrent pour regarder à l’intérieur. En un sens, cette sculpture renvoie à mon cœur ou à mes entrailles.  

Comment la sculpture permet-elle de donner du sens ?  Au départ, cela vient d’une réflexion sur l’art de l’époque archaïque. J’étais curieux de savoir pourquoi nous pouvons en apprendre autant en regardant un "kouros". Pourquoi nous semble-t-il si contemporain ? Pourtant, bien que nous puissions nous interroger et discuter des raisons et du contexte dans lesquels cette figurine a été créé, n’étant pas en Grèce antique, il nous est impossible d’expérimenter sa trajectoire sociale et/ou politique. Malgré tout, j’apprends toujours en la regardant, et je me suis rendu compte que cette statue était si magnifiquement et puissamment sculptée que les artistes impliqués avaient dû penser de manière sculpturale pour la créer. J’ai beaucoup réfléchi à la façon dont ces sculptures ont été créées. On dit souvent que si vous comprenez comment une chose est faite, vous comprenez mieux la sculpture elle-même ou, de fait, n’importe quel objet.

À la réflexion, je peux dire que je la vois comme une machine à sens, c’est-à-dire que le sens n’est pas propre au moment où elle a été créée, ni à sa fonction. Le sens est sculptural. C’est ce que j’entends par « machine à sens ». Quelque chose qui génère toujours un nouveau sens dans sa relation au spectateur.

Comment placez-vous les sculptures dans l’espace ? L’espace est le médium principal du sculpteur et les sculptures sont elles-mêmes faites d’espace. Elles font, en quelque sorte, partie de la mosaïque spatio-temporelle. Ce sont des événements dans l’espace, faits d’espace. Je ne pense pas que l’on puisse retirer une sculpture de l’espace. Je ne crois pas que les sculptures soient des images. Je pense que ce sont des réverbérations de leurs images. La position dans l’espace n’est se confond pas avec son installation. Elle n’est pas propre à un espace en particulier. C’est le cas des sculptures de l’Antiquité : bien qu’elles puissent avoir été créées pour un emplacement précis sur une place ou dans une église, elles sont suffisamment sculpturales pour perdurer, même lorsqu’elles sont déplacées hors de leur emplacement d’origine ou de celui qui était prévu au départ. J’ai vécu cela une fois, avec Boy with frog. Après Venise, elle a été exposée à Bâle, et j’ai eu l’impression qu’elle avait entraîné toute la Punta della Dogana avec elle ! 

Certaines parties d’une sculpture peuvent être très détaillées, tandis que d’autres semblent « floues ». Quels effets créez-vous avec cette tension ?  Si un visage comme celui de Horse and rider [Cheval et cavalier] est entièrement détaillé, c’est là que l’esprit du spectateur se dirigera. Il pensera que le nez de la sculpture ressemble au nez d’untel. Mais si toute la sculpture présente un niveau de détail parfaitement homogène, elle paraît incroyablement faible parce qu’elle ne propose qu’une imitation de la réalité. Une représentation de la réalité. Ce n’est plus une œuvre d’art.  Si chaque détail d’une sculpture était amené au même niveau de rendu, si l’on peut dire, il n’y aurait pas de sculpture. Un jour, je regardais Young man, j’observais un ongle de ses orteils et je le modifiais, le faisant passer de net à flou. L’ongle est en relation avec le genou, le pénis, la poitrine, l’œil, les cheveux. Ils fonctionnent dans une relation très complexe les uns avec les autres. Le sens de la sculpture réside dans le rapport entre ces détails.   

Matériel, papier, barrières, etc. Obtenez une qualité intemporelle à votre sculpture ?   Les matériaux eux-mêmes ne sont rien. Ils sont comme un tas de pierre et de bois de construction pour un bâtiment, ou un tas de pensées. La sculpture n’est pas faite d’argile ou de béton. Elle est faite de l’image d’un nain sur un socle, avec une certaine quantité de détails, un certain type de geste, de gravité en rapport avec le ciel et avec son poids. Aucun de ces aspects n’est plus important qu’un autre. Ce n’est pas un matériau qui fait une interprétation de Doubting Thomas [L'incrédulité de saint Thomas] ou du Christ. Je suis athée, mais on peut faire une sculpture du Christ, sans commentaire. On pourrait même dire une forme de prière athée parce que c’est un aspect de tout cela. La sculpture est faite de toutes ces choses, y compris la culture, y compris où nous en sommes dans notre rapport avec l’iconographie.  Quant à l’aspect intemporel, l’argile se fissurera, le béton s’érodera et la sculpture perdure. 

Boy with frog a été créé pour la Punta della Dogana. Le parvis de la Bourse de Commerce accueillera Horse and rider. Ces sculptures dans l’espace public occupent-elles une place particulière dans votre travail ?    En vieillissant moi-même, j’ai commencé à réaliser que l’on pouvait, ou que l’on devait, s’intégrer dans l’espace-temps, en d’autres termes dans le temps aussi bien que dans l’espace ; il ne s’agit donc pas seulement d’être ici, dans cette pièce. L’idée de l’espace public et de la place en est le prolongement. 

Lorsque l’on met une œuvre comme Horse and rider dans le champ social, ce n’est pas comme la mettre dans le champ spatial : le social est spatial et temporel en soi.

Si vous installez un monument, une Jeanne d’Arc à cheval et sur un piédestal, comme la statue de Jeanne d’Arc qui se trouve dans la rue près d’ici, ou de Louis XIV, vous n’intégrez pas seulement l’œuvre dans la région, l’espace et le temps, vous l’incorporez aussi dans le ciel, en un sens. Horse and rider, qui sera devant la Bourse, aura l’espace social pour piédestal. Il sera dans le même espace que le public. J’ai passé ma vie essayer de faire des sculptures capables de se tenir dans le même espace psychologique que nous, dans notre espace.  

Comment décidez-vous qu’une œuvre est terminée ?  Je ne le décide pas. Certaines œuvres peuvent prendre jusqu’à dix ans et nécessiter une immense quantité d’énergie et d’efforts de la part d’un grand nombre de personnes. Le moule qui a servi pour Hinoki, la statue qui se trouve au Centre Pompidou, a demandé des années de travail dans mon atelier, en collaboration avec toute une série d’assistants. Ce moule a ensuite été envoyé au Japon dans l’atelier du maître sculpteur sur bois Yuboku, à Osaka. Je raconte souvent qu’il y avait un ouvrier parmi les apprentis japonais, que je pensais être une jeune femme. Quelques années plus tard, cette jeune femme s’est laissé pousser la barbe et j’ai réalisé que ce n’était pas une jeune femme. C’était un jeune homme. Quelques années plus tard, le jeune homme est parti, a quitté l’atelier et trouvé un autre travail. Je raconte cette histoire parce qu’elle rend compte de la temporalité de la fabrication d’une sculpture.  La fabrication de cette sculpture en particulier est devenue un mode de vie. J’appréciais tellement cette façon de vivre que je ne parvenais pas à y mettre un terme. Un jour, alors que nous travaillions encore dessus, j’ai demandé à Yuboku combien de temps durerait la sculpture, car elle était en bois. Je n’avais jamais travaillé le bois auparavant. Il a répondu quelque chose comme : « Très longtemps... Dans 400 ans, elle sera noire à cause de l’oxydation. Cent ans plus tard, elle commencera à se fissurer. Deux cents ans plus tard, elle se stabilisera. Ensuite, elle existera pendant 200 ans encore, jusqu’à ce qu’elle se dissolve dans l’espace et le temps, et qu’elle ne soit plus. » C’est ce moment qui, pour moi, a en un sens achevé cette sculpture. J’ai réalisé que la sculpture était en définitive séparée de moi car elle avait son propre cycle de vie à venir, sans aucun rapport avec moi ou mes intentions. La paternité de l’œuvre est l’une des premières choses à disparaître. Nous soucions-nous vraiment de savoir qui a réalisé certaines des œuvres du Louvre ? Nous n’avons pas à nous en soucier, car ils ne sont plus.

Vous n’aimez pas le mot « rétrospective », mais que pensez-vous de cette présentation majeure de votre travail ?  Ce n’est pas une rétrospective car elle n’est pas organisée comme tel, ni comme une façon de comprendre mon évolution ou mon parcours artistique. Il s’agit davantage des deux institutions que de moi. Il s’agit davantage de Paris. C’est lié à M. Pinault, Caroline, Criqui. À ce qui est faisable.

À propos de Los Angeles, où vous vivez, et de l’Amérique en général, qu’est-ce qui vous inspire ? Rien, mais vous ne pouvez pas m’enlever l’Amérique. Notre politique est devenue tellement médiocre et mauvaise que je pense souvent qu’il faut que je quitte l’Amérique avant que l’Amérique ne me quitte, dans un sens. Los Angeles est l’Amérique. Les gens disent que ce n’est pas comme le reste de l’Amérique, mais c’est l’Amérique. Chicago est l’Amérique, New York est l’Amérique, le sud est l’Amérique. Les républicains sont américains, les démocrates sont américains. Il est difficile de répondre à une telle question. C’est comme demander « qu’est-ce que le fait que vous soyez un homme a à voir avec votre travail ? » Eh bien, rien…, mais tout. 

Quelle est votre sculpture préférée à Paris ?  Ma sculpture préférée à Paris a tendance à changer d’un jour à l’autre. Ce n’est pas la Tour Eiffel, ou Notre Dame, même si j’aime beaucoup ces bâtiments. J’aime le Centre Pompidou, mais c’est architectural. J’aime la Bourse, mais c’est une œuvre architecturale. J’aime beaucoup d’œuvres du musée Guimet. J’aime la statue de Balzac, dans les rues de Paris […] C’est une question très difficile. Je pense aux quatre chevaux des escaliers du Louvre. J’aime les regarder et penser à la façon dont leur histoire est encore avec eux. Il n’est pas nécessaire de savoir précisément quelle était cette histoire, mais ils emportent avec eux quelque chose des Français, de la sensibilité et de la politique françaises, bonnes et mauvaises. Par politique, j’entends plus un état d’être, à chacune de leurs respirations.