« Il fallait surtout ne pas toucher la voiture. » — Bertrand Lavier
L'artiste Bertrand Lavier nous parle de son œuvre "Dino" lors d'un entretien avec Jean-Marie Gallais, commissaire de l'exposition "Le monde comme il va".
Jean-Marie Gallais : Nous sommes devant Dino (1993). Que s’est-il passé ?
Bertrand Lavier : C'était il y a trente ans, il y a eu comme une contraction du temps. Ce qui est l'un des aspects les plus saisissants lorsqu’on est devant cette œuvre, c'est qu’on se sent dans une sorte de zone de turbulence.
J-M.G : La voiture est trouvée dans une casse, il reste encore les bris de verres à l'intérieur. Il y a encore de la terre des bas-côtés de la route. En même temps, il y a le rouge de la peinture Ferrari, parfaitement luisant. Il y a quelque chose de très méticuleux dans la façon dont elle doit être présentée.
B.L : C'est une œuvre extrêmement fragile, qui ne supporte pas un milligramme de poussière, parce qu’à ce moment-là, elle va basculer du côté de l’épave. Cet accident est réalisé avec une Ferrari. Et Ferrari c'est une marque, c'est le monde de la course, c'est le monde de la voiture d'un certain type. L'accident est donc presque induit dans cette marque, parce qu'il y a un danger. C'est le synonyme à la fois d'une épopée et d'un danger. Je n'aurais pas fait ça avec une R5 ! Il s’agit d’un accident ordinaire avec une voiture extraordinaire. Quand j'ai voulu faire cette œuvre, je m’étais imposé un cahier des charges extrêmement simple : je ne voulais pas qu'il y ait des morts dans la voiture. Je m’en suis assuré et à ce moment-là j’ai pu me l’approprier. La catastrophe doit être vue de manière angulaire. Il faut angle, un décalage.
J-M.G : Vous parlez du concept d'appropriation. Le geste consiste à l'exposer, à la placer sur ce socle immaculé, blanc, dans un espace où l'on ne s'attendrait pas à voir une voiture, c'est-à-dire le musée.
B.L : Il ne fallait surtout pas toucher à la voiture. Il n'y a aucune manipulation. Je dirais, c'est par ce non-geste à l’envers que l'œuvre peut s’épanouir.
J-M.G : Devant cette voiture – c'est une épave qui a été victime d’un crash assez violent, on voit qu'elle a dû faire peut-être des tonneaux, tous les côtés ont des renfoncements – on se pose la question : est-ce que c'est bien ? Est-ce qu'on a le droit d'être dans une forme de contemplation, ou est-ce qu'on va vers le voyeurisme ? Comment avez-vous travaillé sur cette ligne ?
B.L : Le voyeurisme, finalement, est très mineur. Il y a 30 ans, quand j'ai fait transporter cette voiture à Paris pour l'exposer, c’était avec un camion. Et quand le chauffeur de ce camion s’est arrêté pour prendre de l'essence sur l'autoroute, l’une des personnes qui étaient sur l’aire de station-service a vu cette voiture et a dit au chauffeur, spontanément : « ça doit être une sculpture ». Donc je trouve que cette anecdote illustre très bien la phrase de Duchamp : « c'est le regardeur qui fait le tableau », c'est une évidence.
J-M.G : Nous sommes en 1993, mais le temps, nous en avons parlé, est une contraction, il n'existe pas avec cette voiture. En la regardant aujourd'hui, en 2024, elle porte toujours un message, il s'agit d'une œuvre à interprétations multiples.
B.L : Oui, il y a beaucoup de tiroirs pour l'interpréter. J'ai conçu cette œuvre à l'époque qui était très liée à un contexte, je dirais, très post-Duchampien. Cela renvoie au ready-made, à la beauté de l'indifférence : on était devant un objet devant lequel on avait le minimum d'affect. Et cela m’intéressait de faire le contraire :être devant un objet sur lequel je ne suis pas intervenu, et qui est totalement à l'opposé de la beauté de l'indifférence.
J-M.G : L'exposition dans laquelle l’œuvre est actuellement présentée s'intitule « Le monde comme il va », et elle devient aussi une réponse. Le monde comme il va : le monde qui va dans un mur, car il y a un trop-plein, des excès. L'excès, qui est aussi l'excès de vitesse, parfois, au sens métaphorique. Nous exposons à côté ou derrière cette voiture, une immense peinture d’explosion ou d’incendie de l'artiste allemande Anne Imhof et puis pas très loin, comme une relique, un blouson de cuir au mur, de la même artiste. Sous ce blouson gît un tas de sucre, comme si l’énergie s'était évaporée, avait été gaspillée, comme dans l’incendie, ou dans cette voiture dont on a perdu le contrôle. C'est aussi cette idée du déséquilibre. Cette voiture, d’ailleurs, puis-je l'appeler ainsi ou devrais-je dire « cette sculpture » ? Comment la considérez-vous ?
B.L : Si on voulait résumer un peu ce que je fais, ce serait d'installer un principe d'incertitude sur à peu près tout. Le langage lui-même est déjà une source d'incertitude, donc appelez-la comme vous voulez.
J-M.G : Cette voiture fait donc partie de ce que vous appelez « les chantiers ».
B.L : C’est cela. Ces « chantiers »sont souvent désignés comme des ready-destroyed, sûrement, par ironie, vis-à-vis des ready-made. On comprend bien que je ne suis pas arrivé là avec des marteaux et des limes pour arranger la chose. Évidemment, l'idée du chantier est une chose qui me convient, parce que, si on veut, on peut ne jamais l'arrêter, on peut l'abandonner et y revenir. Et donc, effectivement, si un jour je trouvais, et que j’en ai envie, une autre voiture de ce genre-là, peut-être que je ne m’interdirais pas de recommencer.