« Contaminer l'espace d'exposition pour en faire un espace symbolique. » Thu Van Tran

Thu Van Tran devant son œuvre
Fermer David Atlan
Interview
20 mars 2023

« Contaminer l'espace d'exposition pour en faire un espace symbolique. » Thu Van Tran

« J'interviens de façon in situ parce qu'il s'agit d'une adresse directement au lieu, puisque les murs blancs du musée sont directement “visés”. Ici, l'invitation d’Emma Lavigne a été celle de contaminer l'espace d'exposition pour en faire un espace symbolique. »

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11 mn
Par Thu Van Tran,
Artiste

Vous avez peint directement les parois de la galerie. Pour quelles raisons ?

J'interviens de façon in situ parce qu'il s'agit d'une adresse directement au lieu, puisque les murs blancs du musée sont directement « visés ». Ici, l'invitation d’Emma Lavigne a été celle de contaminer l'espace d'exposition pour en faire un espace symbolique, un espace onirique et un espace de projection historique. La rencontre de deux matériaux, le mur blanc et le caoutchouc, a laissé une trace dans cette tache, ce paysage de contamination que l'on voit autour. Il s'agit de l’empreinte  que ce matériau a laissée après son passage. Certains endroits délivrent encore de la matière. Le caoutchouc reste alors collé comme une moiteur, sur le mur.  

Qu’est-ce que la peinture in situ apporte et que le tableau n’offre pas ?

Ici, ce n'est pas une peinture à proprement parler, c'est vraiment pour moi un geste qui est celui d'une mutation, consistant à apporter une charge émotionnelle, sensorielle et historique au lieu. C'est vraiment la matière caoutchouc qui a laissé son empreinte. Le tableau, lui, fait paysage dans l'absolu. Cette empreinte, cette contamination sur les murs, fait face à un paysage qui est, lui, composé de différentes strates, de différentes couleurs, et qui se relocalise selon les différents lieux d'exposition. C'est vraiment une fenêtre sur un espace chromatique gris, un espace conceptuel de mélancolie qui peut se rejouer selon les espaces d'exposition.

 

Pourquoi ce choix chromatique ?

Nous avons le gris qui apparaît au fur et à mesure d'une succession de couches appliquées dans des ordres, des opacités différentes, de telle manière à ce qu'elles produisent leur propre annulation, comme un abattement. Le gris ambiant va justement étouffer l'intensité des couleurs, bien que, finalement, les elles soient délivrées en marge de l'image, vraiment en périphérie. Elles se grisent à la manière d’un souffle éteint. Il y a la couleur dominante qui tire vers la nuit, le sombre. Cela a vraiment été pour moi une lutte quelque part, gestuelle, physique, corporelle, entre le souhait de garder la lumière des premières couleurs (les cadmiums) et d’appliquer l'obscurité, la nuit, donc la noirceur, l'oppression. Il s'agit aussi d'un travail sur nos sols contaminés puisque je fais référence aux dioxines et aux herbicides qui ont été déversés sur les sols au Vietnam. C'est vraiment cette idée de l'obscurité, du noir. Et la nuit n'est jamais tout à fait noire, elle est empreinte de couleurs. Ici, c'est le pourpre qui domine dans ce tableau gris, puisqu‘il fait aussi partie des couleurs des six herbicides qui composent The Rainbow Herbicides, du nom des opérations d’épandage menées par l’armée américaine pendant son intervention au Vietnam. Ce pourpre, ce violet, cet ultraviolet, se retrouvent également dans Pénétrable, ici directement sur les murs, comme une empreinte. La matière est littéralement déversée, le mur est aspergé. Le violet est une couleur finalement que l’on trouve peu de façon naturelle dans la nature. Je voulais quelque chose de complètement anachronique. C'est aussi lié au pigment que j'utilise, qui a une composition extrêmement chimique et qui permet au à la blancheur du caoutchouc, qui a cette pureté, de dévier. 

« Par opposition à la blancheur, par ce côté rose, cet emprunt à la nuit, en tout cas au moment où le jour bascule. »

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Thu-Van-TRAN,-Pénétrable¸-2023-(3)
Fermer Thu Van TRAN, Pénétrable¸ 2023

Comment inscrivez-vous votre travail dans le bâtiment de la Bourse de Commerce ? Est-ce que sa forme cylindrique a joué dans ce travail ?

La toile marouflée de la Rotonde est magnifique : c'est une prouesse et, en même temps, elle révèle des moments d'histoire, parfois des troubles, parfois des crispations. Mais c'est un témoignage de l'Histoire, d'une histoire coloniale aussi, sur laquelle nos regards se portent beaucoup de nos jours. Je souhaitais que deux paysages puissent entrer en dialogue en faisant se rencontrer deux moments de l'Histoire, deux langages. La galerie 7 nous permet d'aborder l'hiver de la toile marouflée, par les fenêtres. Et il est vrai qu'il y a cet aspect très froid de l'hiver qu'on garde en mémoire. Mais sur la toile, il y a presque le coucher de soleil, le couchant, cette lumière rasante qui est chaude, orangée. C'est ce qu'on retrouve icidans la lumière qui persiste dans Les Couleurs du gris. Je dirais que ce dialogue s'est fait de façon assez évidente pour moi, sans le forcer. Avec une façon d'attirer le regard sur les détails de l'architecture et de l'Histoire, je pense que le visiteur peut se retrouver pris en étau entre deux masses matérielles, immatérielles, et qu'il peut avoir le choix de vivre cette expérience dans une pure contemplation esthétique, presque abstraite, ou alors de la vivre dans le champ de la réflexion. Ces matériaux renvoient au bâti, à la mélancolie, à une certaine violence de l'Histoire incarnée dans des tableaux pittoresques, dans ce qui constitue notre mémoire.

 

Est-ce que vous pourriez dire que cette œuvre est comme une blessure de l’Histoire sur le bâtiment, un « hématome » comme le dit Emma Lavigne, commissaire de l’exposition ?

Pénétrable est toujours une surprise. Une fois que la peau se forme, le caoutchouc est enlevé. Le caoutchouc s’agrippe, il y a vraiment une résistance. C'est vraiment une mise en contact, presque un moulage à vif. Ce moulage révèle différentes strates du mur, différentes histoires et différents passés. Selon les musées, les institutions, les lieux, on a même certains wall paintings des années précédentes qui refont parfois surface. C'est vraiment aussi l'idée que les taches souterraines peuvent se cacher, que le blanc immaculé ne peut finalement asseoir cette idée de la pureté du mur vierge, innocente. Donc quelque part, oui, les blessures, ce qu’elle appelle « hématomes », renvoient à ça, au bleu de l'hématome. Voilà le violet. C'est souterrain, ça émerge à la surface. Je pense beaucoup dans mon travail à un livre The Human Stain,qui se traduit en français par « La tache » selon Philippe Roth. Il s'agit bien de ça finalement, comment chacun d'entre nous négocions nos propres imperfections. Ne sommes-nous pas composés et faits d'un mur rempli de taches de mutations et d'imperfections, plutôt que d'un mur blanc, d'un espace blanc ?

 

Vous utilisez des couleurs aux tons « toxiques », pourquoi ?

Ces couleurs qui composent notamment The Rainbow Herbicidessont le blanc, le rose, le bleu, le pourpre, le vert et l’orange (l'agent orange qu'on connaît le mieux). Elles ont d'abord taché mon espace mental d’une présence, d’une dramaturgie. J'utilise des pigments assez forts, des cadmiums, des cobalts, du nickel, du phtalo, qui sont des oxydes à portée toxique. Il s'agit aussi pour moi de questionner le degré de toxicité de toute matière et de la couleur, de façon aussi symbolique. Ce qui va les assagir, ce sont les terres, les minéraux. Comme si, finalement, une force tellurique viendrait contrebalancer ces oxydes, ces alliages, cette toxicité que l'on peut nous aussi, en tant qu'hommes, produire. 

« C'est l'équilibre entre cette nature qui est malmenée, qui devient mutante et ce dérèglement, sa toxicité qui permet cet équilibre chromatique. »

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Les Couleurs du Gris
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Que tentez-vous de saisir avec ces vastes paysages monochromes ?

Ces paysages ne sont pas monochromes pour moi, ils regorgent de couleurs. C'est aussi la volonté de rendre à la merveille ce qui lui appartient. On n’associe jamais la merveille à une toxicité mais le titre de l’œuvre conjugue pourtant les termes « rainbow » et « herbicides ». Il y a cette idée de colonisation de nos imaginaires avant tout dans cette approche sémantique guerrière sous des appellations trompeuses : « the thread dust » (« traînée de poussière ») pour l'agent orange, « the rainbow herbicides », (« arc en ciel d'herbicide »). L'impact des mots est très fort. Quelque part, pour moi, ce champ contemplatif que j'essaie de trouver, de retrouver, permet un déliage. Ce pourquoi les couleurs se libèrent à la marge, au bord, c'est aussi pour recréer cette autonomie de la couleur. Ce qui est beau ici, dans la tranche que l'on voit, c'est que l'arc-en-ciel se retrouve finalement.

 

Que vous inspire ce titre, « Avant l’orage » ?

Avant tout, c'est mon corps qui est sollicité quand j'entends ce titre. N'est-ce pas lui qui, en premier lieu, reçoit les impacts d'un changement de la nature, du climat ? J'ai toujours en mémoire les pluies des forêts tropicales du Vietnam. Je pense que le corps, vraiment, en est le réceptacle. C'est lui qui s'implique en premier dans les mutations et le dérèglement. On sent l'orage arriver. On le sent pas en pensée, on le ressent. Pour moi, il évoque un moment où le corps se retrouve en transition. Il sait que l'orage, que la pluie va advenir. Il est aux aguets. Il est déjà en transition, en préparation. Il vit un moment de trouble. La lumière change, le bleu, le pourpre s'installe. C'est un moment très particulier.

 

Quel est le phénomène météorologique que vous préférez ?

Les pluies tropicales m'ont énormément marquée lorsque j'étais à la recherche d'une plantation d’hévéa, une plantation de caoutchouc aux portes de l'Amazone. J'ai vécu ces forêts tropicales, denses. Il y a un sentiment de joie et quelque chose de très jouissif à recevoir autant de pluie, de force, de cette sorte.

 

Quel est votre rapport à la nature et au non-humain ?

J’ai eu une expérience particulière justement pendant cette quête où je remontais le fleuve Amazone à contrecourant et je longeais la forêt tropicale sans jamais pouvoir l'atteindre. Je me disais que cet espace était immuable, impénétrable, dense, autonome. En définitive, qu’il n'est pas pour nous. Une fois qu'on y pénètre, finalement, c'est le début des méandres. On oublie l'objet de sa propre quête, on est face à des formes d’autonomie suprême sur lesquelles on ne peut asseoir aucun jugement. J'ai été témoin d'une saignée, c'est-à-dire du moment où l'arbre a donné le caoutchouc. C'est un moment de fragilité et de douceur où un lait blanc se forme, se constitue, où l’on a cette pure blancheur qui goutte petit à petit. Cette séquence constitue vraiment mon paysage intérieur. L'ensemble de mon corps et de mes sens avaient été sollicités. Et je pense que c'est ça, finalement, que je souhaite retranscrire. C'est être fidèle à cet espace émotionnel, affectif et sensoriel qui m'a été offert au moment de ces expériences avec la nature.

De quelle saison êtes-vous le plus en attente dans l’année ?

Mon prénom vietnamien « Thu Van » veut dire « nuage d'automne ». C'est vraiment la saison qui me correspond.

 

Quelle saison redouteriez-vous de voir disparaître ?

Il y a un très beau film d'animation qui s'appelle Les Enfants du temps. C'est un monde où il n'y a plus de soleil, il n'y a plus de lumière, et les eaux ont pris le dessus en recouvrant les villes. Cela se passe à Tokyo qui est une ville complètement inondée et l’un des personnages peut faire revenir le soleil en se sacrifiant, en disparaissant petit à petit. Et c'est tout un jeu d'équilibre entre « être là » et laisser apparaître le soleil. Je pense vraiment que l’absence de lumière est ce que je redouterais le plus.

 

Avez-vous peur de l’orage qui vient ?

C'est vrai que lorsqu'on ressent l'orage arriver, c'est un moment assez angoissant, évidemment. La lumière change, elle s'assombrit. Cet orage qui arrive, c'est ce que l'on vit déjà. Ce sont nos canicules passées, récentes, cet été. 

« Ce sont différentes crises sanitaires, le confinement, nos corps devenus mutants du fait que cette nature soit déréglée et nous impacte. Je pense que l'orage a commencé finalement. »

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