
« C'est notre regard qui va restituer leur âme à ces objets » — Ali Cherri
Dans les vitrines de la Bourse de Commerce, Ali Cherri assemble des fragments d’objets qu'il mêle à ses propres créations. Redonnant vie à ces objets meurtris, l'artiste invite à une réflexion sur la mémoire collective et la résiliance.
Votre installation s’intitule 24 fantômes par seconde. Qui sont ces 24 fantômes ?
C’est une question que je me suis posée : quels fantômes habitent ce lieu ? Dans cette installation, j'ai essayé d'imaginer des corps, des artefacts, comme s'ils avaient vécu et habité ces espaces. Le visiteur arrive alors à un moment de leur histoire, pour poursuivre ce récit avec eux.
Comment est née votre intervention pour les vitrines de la Bourse de Commerce ?
Depuis mes premières visites à la Bourse de Commerce, je suis fasciné par ces 24 vitrines qui entourent la Rotonde. Je m’intéresse depuis longtemps à ce format des vitrines, dispositif muséal par excellence, des musées coloniaux à aujourd'hui. L’objet, sorti de son contexte, est cadré et existe dans un nouvel espace. Aussi, le nombre de vitrines m'a tout de suite évoqué les 24 images par seconde qui produisent l'illusion du mouvement au cinéma. Leur disposition circulaire incite à une déambulation, dans le sens des aiguilles d'une montre ou à contresens, suggérant le passage du temps. Elles constituent une sorte d'arrêt sur image, comme si on prenait une pellicule de film et qu’on regardait juste une des images, tout en sachant qu’autre chose était là avant et qu'autre chose viendra après.

Un film en particulier s’inscrit en filigrane dans ce projet. De quoi s’agit-il ?
Étant cinéaste et sculpteur, le rapport entre objets et images en mouvement est au centre de ma réflexion. En préparant le projet pour ces vitrines, j’ai pensé à un film qui m'a beaucoup marqué, Le sang d'un poète réalisé par Jean Cocteau en 1930. Dans ce film, Cocteau met en place toute sa pensée autour de l'image en mouvement : on y voit des statues qui s'animent, des objets que l’on observe à travers des serrures de portes, etc.. J’aime cette idée d'aller découvrir un autre monde qui se cache derrière celui dans lequel nous vivons.
Ce film est devenu le fil conducteur de mon récit. J'en ai tiré des phrases que j'ai placées à l'intérieur de certaines vitrines, comme une voix off qui accompagne le visiteur. Certaines sculptures en sont aussi directement inspirées. A Mouth, A Wound (2025) qui représente deux bouches dans des paumes de mains fait référence à une scène dans laquelle une bouche se dessine dans le creux de la main du poète, interprété par Enrique Riveros, et se met à parler.
Vous mêlez des trouvailles archéologiques, fragments d’objets, souvent acquis aux enchères, à vos propres créations. Pourquoi ces hybridations ?
Dans ma série de sculptures, j'opère des « greffes », empruntant à la botanique ce procédé qui consiste à rassembler et mettre en contact deux espèces, dans le but d'en créer de nouvelles. C’est ainsi que je vois ces fragments de corps, qui se rassemblent et s'accrochent les uns aux autres pour essayer de produire de nouvelles histoires, de nouveaux récits. Ils se détachent du poids de ce qu'on a voulu leur faire dire et démarrent une nouvelle vie à travers ces assemblages. Ce sont des corps brisés, par leur histoire, par les pillages, par l’histoire coloniale ou parfois simplement par le passage du temps. Et ces objets meurtris me touchent profondément. Ils sont une manière de parler de la fragilité des êtres humains, de la façon dont nous, en tant que porteurs d’histoires parfois violentes, nous survivons à ces blessures, en allant vers l'autre, et en nous ouvrant à la douleur de l’autre.
« Ces jeux de regard sont pour moi une manière de réfléchir au pouvoir des institutions qui produisent des récits historiques, et de questionner la production de ces narrations. »
Quelle est la place du regard dans votre pratique ?
La question du regard y est centrale. Dans l’espace du musée notamment, je me suis souvent demandé : qui regarde qui ? On sait que le regard est soumis à un pouvoir qui conditionne notre perception, nous dictant où regarder. Dans les vitrines, j'ai essayé de renverser ce rapport de pouvoir : nous regardons ces œuvres, mais elles aussi nous observent... Certaines choisissent d’ouvrir les yeux, d’autres préfèrent les garder fermés face à la violence du monde. Ces jeux de regard sont pour moi une manière de réfléchir au pouvoir des institutions qui produisent des récits historiques, et de questionner la production de ces narrations. Car le regard n'est pas unilatéral, il oscille toujours entre plusieurs réalités, plusieurs vérités.

Le sommeil est également un sujet que vous abordez souvent.
Aujourd’hui, nous sommes tous spectateurs et témoins de ce qui se passe dans le monde. Mais garder les yeux ouverts en permanence face à l’injustice et à la violence peut mener à l'épuisement. Or notre regard est déjà extenué, vidé par ce système consumériste qui nous assaille d’images, jour et nuit, à tel point que nous n’arrivons plus à détourner le regard. Selon moi le sommeil permet d’inverser cette hyper vigilance. Plutôt qu’une chute - on dit tomber dans le sommeil –, j’y vois une élévation, un espace où l’on invoque l’imaginaire d'un monde meilleur. Le retour au monde, signifié par le réveil, devient alors le moment où l'on donne forme et corps à ce rêve d'un monde meilleur.
Vos œuvres sont présentées dans le cadre de l’exposition « Corps et âmes ». Que vous inspire cette thématique ?
C'est précisément ce que ces objets cherchent à démontrer : que ce sont des corps à la recherche d'âmes disparues, d'âmes qui ont été volées. Et c’est notre regard qui va leur restituer leur âme et leur redonner vie. Exactement comme dans le cinéma. En enregistrant et en conservant les traces des corps, en les faisant s’animer, bouger, parler, le cinéma réveille l’âme des corps inertes.
L'exposition « Corps et âmes » et l'installation d'Ali Cherri « 24 fantômes par seconde » sont présentées jusqu'au 25 août 2025 à la Bourse de Commerce.