« Avant l'orage » par Emma Lavigne

Diana Thater
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Article
10 février 2023

« Avant l'orage » par Emma Lavigne

Sur fond de dérèglement climatique, dans l’urgence de notre présent comme dans l’œil d’un cyclone, cohabitent au sein de cet accrochage inédit l’obscurité et la lumière, le printemps et l’hiver, la pluie et le soleil, le jour et la nuit, l’humain et le non-humain…

Temps de lecture
12 mn
Par Emma Lavigne,
Commissaire et directrice générale

De février à septembre, à la Bourse de Commerce, la Collection Pinault présente une nouvelle saison d’expositions. Intitulée « Avant l’orage », elle invite à un cheminement à travers des installations et des œuvres de la collection — emblématiques pour certaines, inédites pour d’autres — qui métamorphosent tous les espaces du musée.

Sur fond de dérèglement climatique, dans l’urgence de notre présent comme dans l’œil d’un cyclone, cohabitent au sein de cet accrochage inédit l’obscurité et la lumière, le printemps et l’hiver, la pluie et le soleil, le jour et la nuit, l’humain et le non-humain… Ces paysages instables, saisis dans une ronde désynchronisée du temps, figurent de nouveaux écosystèmes dans lesquels le visiteur est invité à s’immerger. 

Articulée en deux temps, cette saison thématique s’ouvre, le 8 février prochain, avec une installation monumentale et inédite de Danh Vo, créée pour la Rotonde, avant d’être réactivée, à la fin du mois de mai, pour l’exposition consacrée à Tacita Dean, dans la Rotonde et la Galerie 2.

Les saisons

Alors que les calendriers ancestraux étaient conditionnés par les mouvements cosmiques, notre course effrénée au progrès et à l’abondance a irrémédiablement transformé notre environnement.

Jadis grenier à blé de Paris, le bâtiment de la Bourse de Commerce fut à partir de 1889, dans le contexte de l’Exposition universelle, le témoin et l’acteur de l’accélération mondialisée des échanges commerciaux allant de pair avec l’expansion de la politique coloniale de la France sous la Troisième République et l’exploitation intensive des ressources de la planète. Le vaste panorama peint qui se déploie à 360 degrés symbolise une vision du monde, où les différents continents n’existent que dans leur capacité à fournir des denrées et à participer à cette dynamique commerciale. Les quatre territoires représentés, dans la tradition des grands décors peints du 19e proposent un spectacle, un voyage immobile, où la violence latente qui sous-tend ces échanges, traitée de façon pittoresque, répond à des désirs d’exotisme et de synthèse d’un monde ordonné selon les quatre points cardinaux et rythmé par l’enchaînement des saisons.

Dans cette architecture de fer, de verre, de pierre et de béton qui pourrait tout aussi bien être celle d’une serre, une série de temporalités fugitives et contradictoires apparaissent et viennent dérégler cette ronde synchronisée du temps.

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Tacita Dean Purgatory (Threshold), 2020
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Emanuele Coccia a souligné que « la saison est le moment où le climat est d’abord une donnée esthétique avant d’être un phénomène physique ou météorologique » et combien « le dérèglement climatique contemporain nous suggère que désormais les saisons ne se succèdent pas, l’une après l’autre, l’une à côté de l’autre, mais sont entrées l’une dans le corps de l’autre, s’intensifiant l’une l’autre au lieu de s’effacer. » Précédemment, Philippe Parreno transformait la Rotonde en un paysage estival héliotropique, animé et habité par la course du soleil. Il y faisait cœxister des œuvres, des temporalités, des climats, le présent d’un long été et le futur indéfini d’une saison à venir.

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Danh Vo, Tropaleum, 2023
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Jardins sombres

Ce sont maintenant, au cœur de l’hiver, des zones plus obscures qui, de Diana Thater à Pierre Huyghe, d’Hicham Berrada à Danh Vo, accompagnent le cycle de saisons en devenir et nous plongent dans des biotopes en mutation, des micro-territoires en gestation, baignés par une lumière tendant vers un crépuscule orageux. Présage d’Hicham Berrada immerge le visiteur dans un paysage en pleine transformation, nous fait prendre conscience de la beauté d’un monde au-delà de nos perceptions. Chernobyl de Diana Thater nous fait pénétrer dans un paysage irradié, théâtre apocalyptique et radioactif.  

Le jardin sombre de Danh Vo fait rentrer par effraction, dans le cylindre de béton de la Rotonde, en un écho à la toile marouflée, les témoins d’une nature malmenée.

Comme des corps blessés qu’il faut soigner, des branches d’arbres déracinés par les tempêtes sont soutenues par des architectures béquilles de bois pour leur faire maintenir leur verticalité. Le végétal tente d’y reprendre ses droits autant qu’il figure tout du délabrement du monde. Ces reliques fragiles de forêts sacrées tant elles sont menacées rappellent l’exploitation des vies comme des arbres de ces forêts profondes considérées comme autant d’« enfers verts » à éradiquer lors de la guerre du Vietnam. […] Dans l’escalier à double révolution résonne le bruit d’une pluie tropicale dont on n’aperçoit pas la moindre goutte. Raining (sound piece) de Dominique Gonzalez-Foerster fissure ainsi l’herméticité du lieu, à l’image de nos inquiétudes climatiques, qui deviennent de plus en plus difficiles à laisser à l’embrasure de nos consciences. Entre « chien et loup », A Way in Untilled, restitue le site en jachère de Pierre Huyghe, excroissance chaotique dissimilée dans le compost du Karlsaue Park à Kassel, figurant le monde tel qu’il est vécu par les non-humains, des chiens aux insectes.

A Way in Untilled est un espace-temps en devenir. Site entropique où le sol se soulève, où des résidus industriels contaminent la terre, où des fragments d’asphalte étouffent le végétal alors que des arbres déracinés se décomposent dans la boue, ce compost, cet endroit où l’on jette des choses mortes, lieu de la disparition de la stabilité, figure un nouveau territoire sémantique, où les éléments et les organismes se transforment dans de nouvelles possibilités de fertilisation du monde. […]

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Presages, Hicham Berrada
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Untilled engendre une nouvelle saison, où l’obscurité scelle la pollinisation secrète des noirs tumulus de terre par les jaunes et magentas capiteux des plantes aphrodisiaques et psychotropes et l’alliance dysphylactique des formes du vivant, où comme dans la nouvelle Dysphylaxie de Primo Levi, cette symbiose, poussée à son paroxysme, dessine un univers surréalisant de semences, de germes et de ferments, où l’espèce humaine est devenue perméable aux règnes végétal et animal. A Way in Untilled ouvre la brèche à de nouveaux rites, où enracinés dans le sol, tributaires des errances du soleil, nous partagerions la condition des végétaux et de tous les vivants qui nous entourent. 

Parfois, nous restons à la lisière de l’espace figuré, notamment face à Waterfall de Robert Gober qui met en scène une nature en trompe-l’œil dont nous sommes irrémédiablement séparés.

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Chez Lucas Arruda, ce sont de minuscules paysages mentaux, abolissant la frontière entre microcosme et macrocosme qui composent un univers fait d’indistinctions, où les ciels de poix, sfumati toxiques, laissent la place à des couleurs inventées, difficiles à discerner. L’artiste nous laisse en dehors de ces territoires autrefois immenses, comme ceux de l’Amazonie, ultime réservoir en sursis, dont il semble fixer, dans les glacis de ses petites vedute, comme un entomologiste épinglant un papillon entre deux feuilles de verre, le possible évanouissement. Ces paysages d’où l’homme semble s’être absenté dessinent une nouvelle cartographie, où l’humain est relégué à la périphérie et où de nouvelles et fragiles formes de vie peuvent encore advenir sur la terre dévastée par l’homme et sa quête de progrès. Ces paysages en transition sont aussi à l’œuvre chez Frank Bowling, dont le Texas Louise voit se déployer des territoires qui migrent, des cartographies atmosphériques, où l’horizon crépusculaire abrite une carte du double continent américain, flottant à la surface de la toile. La question du territoire chez Bowling, peintre guyanien formé à Londres, puis Américain d’adoption, n’est jamais neutre : elle dit quelque chose de la trajectoire de l’artiste, comme des traces laissées par l’histoire sur la chair du globe.

Cette question du paysage après coup hante la peinture de Thu Van Tran, tout à la fois organique, chromatique et vénéneuse dans les empreintes qu’elle dépose sur les surfaces du white cube à partir de voiles d’hévéas transformés en caoutchouc par l’exploitation coloniale en Amazonie et en Asie depuis la fin du 19e siècle, contamine l’espace en un écho au vaste panorama. Dans le travail d’Anicka Yi, ce sont les cocons végétaux qui accouchent d’insectes robotiques, brouillant la frontière entre le naturel et l’artificiel, à l’image du cyborg de Donna Haraway, chez qui s’annulent tous les dualismes issus de la modernité, pour mieux embrasser toutes les porosités entre les êtres : ces mutations s’annonçaient déjà dans les hybridations d’Alina Szapocznikow, où le corps humain se mêle au végétal et laisse transparaitre les mutations alchimiques de la nature qu’Emile Gallé, artiste herboriste, suggérait dans ses pâtes de verre, véritables herbiers aux patines inédites, au même titre que les peintures d’Anicka Yi. […] Ces territoires obscurs en marge de ce qui est cultivé, à l’image du site composé par Danh Vo ouvrent la voie à ce que l’anthropologue américaine Anna Tsing envisage comme une troisième nature. Là où des forces vives, sauvages et férales, à l’image des matsutakes, ces champignons qui ne poussent que sur les sols dégradés par l’activité humaine, survivent dans un monde abîmé mais où, sans romantisme, nous pouvons encore cohabiter. […]

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anicka Yi
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Faire mondes

La nature relationnelle de notre humanité, de notre capacité à partager un umwelt s’exprime dans le dialogue que Daniel Steegmann Mangrané engage avec Cy Twombly. À l’image d’autres grands cycles qui jalonnent l’œuvre du peintre, et notamment des Quattro Staggionià (1994-1996), Coronation of Sesostris (2000) est une épopée picturale suivant le cheminement du dieu soleil égyptien, Râ qui traverse le ciel à bord de sa barque solaire, de la pointe du jour jusqu’à la fin de la nuit, à travers des toiles lumineuses dominées par le jaune et le rouge qui se dissipent progressivement jusqu’à ce que le cycle se clôt en noir et blanc. Twombly y décrit la course cyclique déréglée du temps, où la barque se confond avec l’image d’un œil qui s’ouvre pour mieux se fermer, et où la croyance aux dieux antiques se mêlent aux ondulations du désir.  

Daniel Steegmann Mangrané s’y love, comme les phasmes se fondent dans leur environnement, en déployant une somme de situations fragiles, simples fils tendus abritant des feuilles et des branches, filaments lumineux répondant aux fluctuations du climat comme à la présence des visiteurs. Il procède par infimes prélèvements, se saisit d’une feuille prête à se décomposer, d’une brindille, pour en faire les témoins quasi invisibles du monde naturel, évoquant aussi les fleurs fanées ou séchées qui, comme des offrandes, jonchaient l’atelier du peintre, leur putréfaction se mêlant aux coulures et à la déliquescence de la peinture. Dans un geste artistique et muséographique inframince, l’artiste catalan vivant au Brésil au plus près de la forêt primaire, semble ralentir, par la modeste perturbation visuelle instaurée par le maintien vertical de ces feuilles de ficus séchées, par le précaire équilibre de ses sculptures végétales et par l’éclat des rayons de lumières face au cycle de Twombly, cette évanescence à venir de la nature. Il répond à cette « beauté qui se fane », selon les mots de Giorgio Agamben, à propos de l’œuvre du peintre, où « chaque ascension est, en quelque sorte, renversée et brisée en mille morceaux, presque à la limite entre la création et la destruction des choses : la beauté déchue. C’est l’instant de la dé-création ». […] 

Des relations insoupçonnées émergent.

Au cœur même de l’Océan menacé, Dineo Seshee Bopape adresse la possibilité d’un nouveau rituel, d’un panthéisme où les larmes des corps ensevelis et la pluie se mêlent à ce territoire aquatique infini, où les fleurs et les fruits, tels des libations colorées, viennent refertiliser ces eaux souillées.

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Daniel Steegmann Mangrané
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Cette île qu’elle fait surgir des profondeurs de l’architecture, agit comme une litanie, et fait émerger un jardin aquatique, où les bleus profonds, les verts turquoises, les jaunes et roses des fruits échoués qui se dissolvent dans l’eau évoquent l’organicité de la peinture, son flux, sa liquidité, en un écho avec le jardin d’eau des Nymphéas de Monet, « sans horizon et sans fin » et avec les coulures de la peinture de Twombly, laissant s’échapper le médium pour laisser libre cours à la vie de la peinture et à ses fluctuations. 

Texte : Emma Lavigne, commissaire de l’exposition extraits du catalogue

Commissariat : Emma Lavigne, directrice générale, et Nicolas-Xavier Ferrand, chargé de recherche

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Bopape
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