« Araki, le photographe dont le coeur explosait d’amour » Simon Baker
« Ce qu’il y a de particulièrement remarquable dans toute l’œuvre visuelle d’Araki [..] c’est l’impression d’un jeu libre entre l’anecdotique ou le quotidien et la pose étudiée ou la composition, entre, pour ainsi dire, sa vraie vie et sa « vie artistique. » Simon Baker
Directeur de la Maison européenne de la photographie
« Un bon traducteur vous expliquerait que quand Araki dit une chose, il en sous-entend au moins trois autres. Ces premières œuvres, qui prennent souvent la forme de journaux intimes ou de « pseudo-reportages », nous plongent tête la première dans l’univers et l’esprit d’un des photographes les plus extrêmes, les plus maniaques et les plus créatifs du Japon, mais ce qu’il y a de particulièrement remarquable dans toute l’œuvre visuelle d’Araki, comme dans ses écrits, et encore plus dans sa longue série Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank, c’est l’impression d’un jeu libre entre l’anecdotique ou le quotidien et la pose étudiée ou la composition, entre, pour ainsi dire, sa vraie vie et sa « vie artistique ». Nulle part cela n’est-il plus en jeu, plus en question que dans son appétit vraisemblablement insatiable pour la photographie de la forme féminine, tant dans des situations d’intimité présumée que d’artifice extrême et souvent explicite. Araki, le photographe dont le cœur explosait d’amour pour sa femme Yoko jusqu’au point de documenter en détail et compulsivement le bonheur de leur lune de miel comme la tragédie de sa mort, est aussi celui qu’on associe immédiatement aux images de kinbaku, une forme de bondage japonais traditionnelle et hautement ritualisée. La logique orientalisante occidentale, ou externe, suggère souvent que ce type de féti-chisme serait inhérent à la géométrie variable d’une moralité japonaise apparemment impénétrable : parfaitement polie, respectueuse des conventions et même prude en public (ou en journée…), et à l’inverse follement transgressive en privé (ou la nuit…). Ce relativisme moral selon lequel les publics japonais seraient plus ou moins choqués ou ouverts au travail d’Araki ne nous aide toutefois pas à comprendre comment ni pourquoi il produit de telles images. Nous aurions plutôt intérêt à prêter attention aux photographies en elles-mêmes – à leur composition graphique, à leur intense préoccupation formelle, à la logique narrative (ou antinarrative) de la sérialité et de l’ordre dans lequel elles apparaissent. Araki en revient inexorablement aux mêmes scènes, aux mêmes sujets et aux mêmes lieux : son quartier, son chat, sa collection de dinosaures en plastique, ses intérieurs préférés, ses bars et ses modèles. Il a un jour révélé que la première photo qu’il prend chaque matin est une image du ciel depuis son balcon : « Vous vous lavez les dents, moi je me lave les yeux. »
À première vue, Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank peut sembler une œuvre délibérément incohérente, une compilation de toutes sortes de choses et de lieux plutôt qu’une série homogène, mais comme elle a été créée par un artiste pour qui même les mots simples ont des significations glissantes, il est ici peut-être plus indiqué de considérer l’ensemble des images comme un autre type de pseudo-journal, une exploration photographique des espaces entre le réel et tous ses opposés potentiels. Dans ce contexte, il est utile de rappeler que c’est Araki qui a inventé (en japonais) le terme I-photography, une référence à ce qu’on appelle les I-novels, un genre littéraire japonais basé sur la confession qui éliminait délibérément tout sens de la véracité en révélant et en admettant des choses qui, en fait, pouvaient aussi être des fictions soigneusement conçues. »