« Pour moi, la matière n'est pas inerte du tout. » Edith Dekyndt

Edith Dekyndt
Interview
2 mars 2023

« Pour moi, la matière n'est pas inerte du tout. » Edith Dekyndt

« Ce n'est pas que j'ai décidé de montrer spécifiquement des matériaux dits "pauvres". J'essaie toujours de travailler des matériaux qui ont déjà eu une première vie. »

Temps de lecture
11 mn
Par Edith Dekyndt,
artiste

Ces vitrines sont un espace d’exposition singulier, inédit pour vous. Comment avez-vous imaginé ce projet ?

 

En me documentant sur l’histoire des vitrines, j’ai appris qu’elles trouvent leur origine au début du 19e siècle où l’on a été capable de produire de grandes et d’impeccables surfaces vitrées, de façon industrielle. On a commencé à en utiliser pour les expositions universelles, en Angleterre tout d’abord, puis pour les passages couverts parisiens et leurs boutiques qui ont fleuri à la fin du 19e siècle. L’ancienne bourse de commerce où nous nous trouvons est un monument qui a été reconfiguré à l’occasion de l’exposition universelle de 1889, et ces vitrines ont vraisemblablement été construites pour exposer des marchandises, des matériaux, des produits venus du monde entier, notamment des colonies, des produits que l’on retrouve parfois même sur le panorama peint qui orne la Rotonde. En quelque sorte, la vitrine a toujours été un lieu d’exposition, mais d’exposition de marchandises. Pour moi, il y a une interrogation sur le statut de la « chose » qui se trouve en vitrine, puisqu’immédiatement, dans l’inconscient, elle est interprétée comme une marchandise. Que se passe-t-il si cet objet est un objet d’art ? S’il est mis en vitrine et devient alors comme un produit qu’est-ce que cela signifie ? Les vitrines m’intéressent beaucoup en tant qu’objets aussi : lorsque je fais des installations, j’utilise souvent des contenants en verre, des vivariums, des aquariums. Cela me fait penser aux musées d’ethnologie.

 

Vous travaillez avec des matériaux pauvres ou rendus riches par le temps, l'usage, l'usure. Quel statut donnez-vous à ces objets ?

J’estime qu’aucun matériau n’est pauvre ou riche. J’ai notamment été inspirée par un livre, Les Chiffonniers de Paris, qui revient sur le système de propreté précédant celui des poubelles à Paris : ils glanaient, triaient, collectaient, revendaient tous les rebuts présents dans la rue. Il s’agissait de la profession la plus mal perçue de toute la hiérarchie sociale alors qu’elle était essentielle. Dans les vitrines, il y a beaucoup de matières abîmées, usées, rien n’est neuf – hormis quelques récipients. J’essaye de travailler avec des matériaux qui ont déjà eu une première vie, des choses et des matières qui m’inspirent, que j’avais en réserve dans mon atelier, que je voulais garder pour moi. Parfois, ces choses sont les premières pièces d’une série, elles signalent quelque chose d’inachevé – si tant est qu’il soit possible de dire qu’une pièce s’achève un jour. Ces vitrines jouent de l’interstice entre une pièce terminée et un ready-made, entre l’œuvre et l’objet. La frontière est très floue entre ces états, c’est d’une grande poésie…

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Edith Dekyndt, L'Origine des choses, 2023
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Vous prenez soin de toutes ces matières et de ces objets. « Prendre soin » cela fait partie de l’œuvre ?

Prendre soin, nettoyer, remettre en état, redétériorer... Il y a toute une pratique. Pour moi, la matière n’est pas inerte, elle est vivante si on ne la perçoit pas en tant que marchandise et que l'on s'intéresse vraiment à ses origines, son comportement, sa vie intérieure. Un bon exemple est celui de la nourriture. Dans plusieurs vitrines du Passage, j’ai installé du pain et du sucre : quand on les regarde, on les identifie en tant qu'objets. Mais à partir du moment où l’on ingurgite un aliment, celui-ci s’oriente vers un autre statut en interagissant avec l'organisme de manière très active. Parfois aussi, j’enterre des tissus à différents endroits qui, en fonction des qualités minérale et végétale du sol, ainsi que du temps laissé sous terre et de la matière même des tissus, vont se détériorer de manières spécifiques. Tout vient de la terre, tout est en mouvement. A contrario, mes objets sont très stables, très calmes, très muets. Et pourtant, chaque vitrine est vivante de par la nature des éléments qui sont dedans. On pourrait dire qu'il y a peut-être une inspiration de la nature morte, dans le sens anglais du terme still life davantage approprié puisque c'est la « vie calme ». La majorité des vitrines sont des sortes de « vies lentes » finalement. 

On pourrait dire qu'il y a peut-être une inspiration de la nature morte, dans le sens anglais du terme still life davantage approprié puisque c'est la « vie calme ». La majorité des vitrines sont des sortes de « vies lentes » finalement.

Pourquoi ce choix du titre « L’Origine des choses » ?

Je dispose de plein de choses, de matières, d’éléments dans mon atelier que je mets en scène à la façon d’un petit théâtre d’objets ; cela se ressent dans ma manière de les arranger sur des étagères. Ces objets sont des choses qui m’inspirent, que je conserve, que je déplace, que j’emballe et que j’aime. Parfois, je m’en sers. Je me suis posé la question : pour quelles raisons est-ce que je considère tel objet comme une œuvre pouvant sortir de l’atelier, pouvant être montrée ? Cette frontière, entre l’objet et l’objet d’art, est à la fois fine et essentielle. C’est cette réflexion que j’ai mise en images dans les vingt-quatre vitrines, à partir d’éléments que je travaille depuis plus de quarante ans. C’est cela, l’origine des choses, à la fois l’origine de mon travail, de ses matières, ses formes, ses pays et ses villes d’où elles sont originaires aussi.

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Edith Dekyndt, L'Origine des choses, 2023
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Dans quel état d’esprit aimeriez-vous que les visiteurs abordent ce travail pour en faire la meilleure expérience possible ?

Derrière chaque ensemble ou chaque objet que j’ai placés en vitrines, il y a toujours un récit à découvrir à l’appui des notices, parce que je les ai réalisés au Brésil, en Thaïlande ou encore en Inde. Au-delà de cette lecture, je pense que le visiteur doit aborder ces compositions en tant qu'objets. En réalité, ce sont toujours des objets très ouverts, malgré l’absence volontaire de titre pour chacun. Cela implique de se demander s’il s’agit d’œuvres ou non. Moi-même, je n’ai pas la réponse ; je crois qu'il faut les aborder en fonction de sa propre subjectivité, sans essayer d'expliquer pourquoi tel objet se trouve avec tel autre, même s'il existe des correspondances, notamment avec la toile panoramique de la coupole du musée. 

 

Quel dialogue avez-vous noué avec l’architecture et le décor du 19e de la Bourse de Commerce ?

Avec ce projet, j’ai établi un lien avec la grande toile marouflée en choisissant de m’éloigner d’une approche trop illustrative. Je suis allée chercher des détails d’objets tels que des rouleaux de soie, du coton, des pots, toutes ces matières venues des pays colonisés. Je n’avais pas envie de montrer des « choses » qui fassent « objets », à la manière d’un étalage de magasin ; j’avais plutôt envie de travailler la notion de « nature morte », bien que je préfère le terme anglais de still life, nature posée, vie calme, qui me semble plus adapté car la matière n’est pas inerte, elle est vivante. La majorité des vitrines que j’ai composées sont vivantes, elles accueillent chacune une vie intérieure. Il y a tout un tas de détails dans cette peinture que je suis allée chercher : la neige, les étoffes de soie, les parures portées par des personnages ou encore de la bière, que j’ai traduite par de la levure, et donc du pain. La peinture m'a inspirée des choses et des lieux, des températures, des climats, des natures de choses. 

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Edith Dekyndt, L'Origine des choses, 2023
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Vos œuvres voisinent avec l’exposition « Avant l’orage ». Quel est l’orage qui menace selon vous et comment y réagissez-vous ?

Je dirais que cet orage est une tempête ou un cyclone, je crois, qui nous attend.

Je dirais que cet orage est une tempête ou un cyclone, je crois, qui nous attend. En tant qu’artiste, j’ai un rapport particulier avec la notion d'écologie qui a toujours été présente quelque part dans mon travail. Bien que je ne revendique pas de faire un travail autour de l'écologie ou « écologique », je fonctionne en ayant un rapport vraiment écologique depuis la logistique jusqu'à ce que je montre, notamment en emballant presque tout dans du papier recyclé.

 

Quel est votre phénomène météorologique préféré ?

Le brouillard. Il retire de la matière aux images, les rend différentes. Puis, étant très myope, c'est un peu ce que je vis lorsque je ne porte pas mes lentilles ! Je trouve que c'est assez beau de partager cette vision du monde avec les autres. Je crois que c'est aussi lié à mes origines belges. Mon père disait : « Les renards fument leur pipe » lorsqu’il y avait un brouillard très bas. Il s’agit quand même de bulles d'eau en suspension ; c’est assez incroyable ! 

 

De quelle saison êtes-vous chaque année la plus nostalgique ?

J'aime bien le fil des quatre saisons. Je pense que j'aurais du mal à vivre dans un pays où il n'y a pas ce cycle.

J'aime bien le fil des quatre saisons. Je pense que j'aurais du mal à vivre dans un pays où il n'y a pas ce cycle. Chaque saison a une influence au niveau de la lumière, de l'énergie et de l'humidité. C’est cela que je retranscris dans mon travail : la plupart des objets que j’utilise ont une réaction météorologique à ces paramètres et aux températures.

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Edith Dekyndt, L'Origine des choses, 2023
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