« Le temps sensible »
Nous avons tout fait pour nous le cacher. Nous avons tout fait pour nous en débarrasser. Pourtant, le temps n’a rien de purement mathématique. Il n’est pas le résultat du jeu de quantités abstraites et immatérielles. Inutile d’utiliser des chiffres. Inutile d’utiliser des horloges.
extrait du catalogue de l’exposition
Nous avons tout fait pour nous le cacher. Nous avons tout fait pour nous en débarrasser. Pourtant, le temps n’a rien de purement mathématique. Il n’est pas le résultat du jeu de quantités abstraites et immatérielles. Inutile d’utiliser des chiffres. Inutile d’utiliser des horloges. Bien sûr, les premiers ainsi que les secondes nous aident à nous orienter dans cette masse infinie de vie qui ne cesse de s’engloutir et, inversement, de sortir d’elle-même et de se libérer de toute forme. Mais dans sa chair la plus vivante, le temps n’a rien d’abstrait. C’est une pure matière sensible. Ou plutôt, c’est le seuil qui montre que toute matière est une immense étendue de sensations présentes, passées et futures. Les jours et les secondes, les mois et les années ne sont pas seulement des formes de perception. Elles ne sont pas seule-ment le rythme du temps. Les heures et les jours, ce sont la pluie et le vent. Ou une lumière spéciale qui frappe les choses et les colore comme jamais auparavant. Ou l’odeur de l’herbe qui vient du sol, une mélodie que nous n’arrivons pas à reconnaître. Il n’y a pas un instant sans saveur. Il n’y a pas une seconde sans émotion. Il n’y a pas une heure sans désir.
Mais l’inverse aussi est vrai. Les sensations, les émotions, les désirs ne se produisent pas en dehors du temps et ne sont pas seulement sa décoration extérieure et superficielle. Ils construisent le temps, ils le sécrètent, seconde par seconde. C’est la seule raison pour laquelle la mémoire existe : le temps véhicule toujours beaucoup plus que l’ordre de l’enchaînement des événements. C’est la seule raison pour laquelle il n’y a pas de temps qui ne soit vie, flux d’existence sensible qui traverse les objets et les personnes les plus disparates. Et c’est la seule raison pour laquelle il n’y a pas de relation au temps qui ne soit une relation esthétique. Nous ne pouvons penser au temps qu’à travers l’art. Nous ne pouvons vivre dans le temps que de manière sensible. Ce n’est pas nous qui donnons ce caractère esthétique au temps : c’est au contraire toujours le temps qui nous donne la sensation, et c’est seulement dans la sensation que le temps est donné. Nous sommes ceux et celles qui dépendent du temps pour sentir, donc pour vivre. […] C’est pourquoi, par un apparent paradoxe, c’est dans un musée que la saison – et le temps – peuvent être observés dans leur forme la plus radicale et la plus intense. Le musée, après tout, n’est que le lieu où le temps est déposé sous une forme sensible ; l’histoire dans les musées est toujours une histoire sensible. Ce ne sont pas les chiffres qui témoignent du passé, mais les formes, les matériaux, les couleurs. Et c’est dans les musées qu’il apparaît clairement que c’est uniquement grâce à sa nature sensible que le temps vit toujours au-delà du moment où il se produit. Comme si, dans la sensation, le temps ne se contentait pas de se produire, mais s’étendait et acquerrait une forme d’éternité. Chaque sensation dans l’œuvre d’art donne au temps une seconde d’éternité. Le musée est par excellence le lieu où le temps existe et se donne comme une saison. Il est une sorte d’observatoire astronomique qui ne fait plus de différence entre artefacts et êtres vivants, entre culture et nature, entre sensations et matière. Tout, dans son enceinte, devient une saison, tout vise à rendre le temps sensible.
Pour des raisons à la fois historiques et architecturales, il serait difficile de trouver un espace d’exposition dans lequel cette identité se manifeste plus radicalement que la Bourse de Commerce. Construite sur l’ancien site de la halle au blé, elle abrite et dissimule un ancien cadran solaire : sa transformation la plus récente semble suggérer que si l’essence du temps est la sensation, c’est à l’art qu’il faut demander de deviner la saison, et c’est avant tout dans les artefacts qui nous entourent, ainsi que dans la nature des choses, qu’il faut reconnaître la forme et le rythme des saisons. Mais il y a plus. La structure de la Bourse de Commerce semble effectivement rappeler les constructions de l’Antiquité et de la Renaissance qui avaient des fonctions climatiques explicites. C’est surtout le plan circulaire qui semble vouloir représenter et inclure le cycle du temps et la réalité des saisons sous la forme de ce que John Tresch a appelé un « cosmogramme 1 » : un objet qui est simplement une portion limitée du cosmos mais qui essaie également de résumer dans sa structure et de représenter la totalité à laquelle il appartient. […] C’est dans cet espace que l’art trouve sa nouvelle tâche. L’art incarne, littéralement, la pratique consistant à donner une voix au temps. Le musée devient ainsi le lieu où les saisons parlent et, en parlant, elles deviennent indissociables de chacun des visages humains qui les habitent.
1 John Tresch, « Technological World-Pictures: Cosmic Things and Cosmograms », Isis, vol. 98, no 1, 2007, p. 84-99.