Les chefs Bras : «Apporter l’âme de l’Aubrac à Paris.»

Michel et Sébastien Bras
Fermer Photo Maxime Tétard
Interview
11 janvier 2021

Les chefs Bras : «Apporter l’âme de l’Aubrac à Paris.»

François Pinault a confié aux chefs Michel et Sébastien Bras les rênes du restaurant, la Halle aux Grains, qui prend place au dernier étage de la Bourse de Commerce. De l’Aubrac à Paris, en passant par le Japon, retour sur un parcours singulier.

Temps de lecture
8 mn
Par Bourse de Commerce

Que vous inspire le quartier des Halles pour ce premier restaurant parisien ?

Michel Bras : Quand François Pinault nous a présenté ce projet, nous sommes venus voir le lieu avec Sébastien. J’y suis revenu plusieurs fois. Je ne suis pas très parisien, mais cela m’arrive de m'y promener. J’avais des oncles qui tenaient des brasseries à Paris. Je n’ai pas connu les Halles, mais je me souviens, quand ils en parlaient, que c’était quelque chose de grandiose. Ce lieu m’a donc inspiré. Au-delà de cette histoire, à notre entrée dans la Bourse de Commerce, le panorama peint, avec les cinq continents, m’a fait voyager. Cela a alimenté ma mémoire, mon inspiration. De cette réflexion, de cette partition, je pense tirer la quintessence de ce qu’on peut bâtir et offrir dans ce lieu.

Sébastien Bras : Je crois qu’un cuisinier a besoin de se nourrir, et d’abord de son environnement, que ce soit l’architecture, un paysage, une lumière. Ici, ce quartier des Halles résonne comme une évidence pour un cuisinier, puisque comme son nom l’indique, il était, je l’imagine, un quartier très vivant, avec cette activité intense autour de l’alimentation. C’est éminemment inspirant. Avec Michel, mon père, nous avons entamé un travail de recherche historique sur ce qu’était ce lieu, anciennement la Halle au blé. De son activité très forte autour des céréales, ont émergé les idées pour notre proposition culinaire, qui suivra un fil conducteur lié aux céréales, aux légumineuses, à tout cet univers que nous n’avons peut-être pas encore complètement approfondi. Ici, dans ce lieu, à Paris, c’est l’occasion de pousser la question un petit peu plus loin.

 

Que vous a inspiré l’intervention dans ce lieu de Tadao Ando ?

MB : Avec mon épouse, l’architecture nous habite depuis toujours. Nous avons construit le Suquet en 1992, ce n’était pas partie gagnée ! L’architecture fait partie de notre vie, que ce soit au musée Soulages, dans un futur restaurant au Japon avec Kengo Kuma… J’ai commencé à apprécier Tadao Ando par la découverte de ses œuvres, la Maison du Thé, au Japon, son rapport au béton, et surtout son sens, sa manière de faire valoir le vide, le rien, la lumière. C’est sa notion de l’épure qui me transcende. Dans cette épure, je retrouve ce qui a toujours conduit ma création : aller à la rencontre de la matière, du produit.

SB : Je me suis intéressé à l’architecture de Tadao Ando et à son travail formidable sur le béton, cette matière qu’on pourrait croire froide, presque inerte. Pourtant, on s’aperçoit que dans l’œuvre de Tadao Ando, il arrive à faire parler les structures, les bâtiments, à leur donner une résonance magnifique grâce à la lumière. Je crois que cela fait écho à notre travail culinaire sur l’Aubrac, à Laguiole, où ces jeux de lumières sur notre territoire sont extrêmement présents. Cette résonance entre le plateau de l’Aubrac, ses lumières intenses, ses jeux d’ombre et de lumière, on les retrouve ici, dans ce lieu, grâce au travail de fond réalisé par Tadao Ando.

 

Quel rapport entretenez-vous au grain, à la graine, puisqu’il s’agit de la Halle au Grain ?

MB : Ce rapport au grain, à la céréale légumineuse, c’était prédestiné. Aujourd’hui, nous avons un lieu où nous allons pouvoir faire valoir la graine, la céréale, la légumineuse. Et ça me transcende, me rend heureux.

« Je crois que la création, c’est quelque chose de très spontané, qui peut prendre trois minutes comme dix ans. La création, c’est une espèce d’état second, dans lequel on est très souvent, où notre cerveau fonctionne sans arrêt, en essayant de trouver des clés d’associations, de volumes, de formes… » Sébastien Bras

Que souhaitez-vous ramener de l’Aubrac à Paris ?

MB : L’âme de l’Aubrac, tout simplement.

 

Quand et comment avez-vous commencé à cuisiner, et pourquoi continuez-vous aujourd’hui ?

MB : J’ai commencé à cuisiner par accident. Je n’avais pas du tout envie de faire cela. Je suis rentré en cuisine parce que j’étais l’aîné d’une famille de trois enfants. Ma mère, à l’époque, avait des problèmes de santé. C’était l’après-guerre, et c’était l’aîné qui se sacrifiait, devait rentrer à la maison pour l’accompagner dans le restaurant qu’elle avait monté avec l’aide de mon père, maréchal-ferrant, et la soutenir dans ces moments difficiles. J’ai commencé avec la pâtisserie, puis le salé, l’expression globale sont venus. Aujourd’hui, je ne sais pas si je cuisine, en réalité. Pour moi, c’est un moyen d’expression, comme pour d’autres cela peut être une partition, une toile à peindre… En tous les cas, aujourd’hui, dans ce projet, je m’éclate. Je propose à Sébastien des écritures qui me transcendent. Cela vient du fond de mon cœur, de mon âme. Ce n’est pas ajouter une lentille sur un haricot ! C’est plus que cela. Derrière, il y a du fond, une construction, une vie.

 

Quel est l’ingrédient sans lequel rien ne serait possible ?

MB : C’est le sel, tout simplement. J’aime qu’il titille une pièce de bœuf, mais en crescendo, quand l’assaisonnement n’est pas régulier sur toute la pièce. On l’attaque, on découvre la viande en sa fadeur, puis, petit à petit, on monte en intensité. Le sel, oui. Et le poivre.

SB : Pour moi, l’ingrédient magique dans un plat, c’est le NIAC. Les NIACS, ce sont des préparations qui peuvent être en pâte, en poudre ou déshydratées, et viennent assaisonner, relever, titiller la création culinaire. Comme le fait, par exemple, la moutarde du pot-au-feu. À Laguiole, nous avons toute une collection de NIACS : de la poudre d’olives séchées, accompagnée d’un peu de sucre muscovado, des zestes d’orange confite, mélangés avec une pointe de poivre de Sichuan, une pâte de miso à base de lentilles de Laplanèze, une variété locale. Les NIACS, c’est tout cet univers d’assaisonnements complémentaires qui, par petites touches, distillent des perles de saveurs dans les créations. Sans ces NIACS, la cuisine serait triste.

« En dégustant ce dessert avec les mains, on retrouve ces moments de gourmandise que l’on avait enfant, où la crème débordait sur les côtés, où l’on se léchait les doigts pour récupérer les petits morceaux de crème qui dépassaient. Je crois que ce dessert symbolise ce qu’est pour moi la vraie cuisine, honnête, sincère et gourmande. On a parfois tendance à l’oublier dans la haute gastronomie. » Sébastien Bras

 

Quelle est votre première expérience de l’art contemporain et la première œuvre qui vous ait marqué ?

MB : C’était une lithographie de Georges Mathieu. Nous avions vidé la tirelire avec mon épouse pour nous l’offrir. Je l’ai encore. Ensuite, nos prédictions se sont constituées au gré de nos découvertes. Quant à moi, j’ai un petit faible, c’est Soulages. J’ai eu la chance de visiter ses ateliers… J’avoue que, quand on connait l’homme, on y gagne un autre regard sur ses œuvres.   

 

Êtes-vous collectionneur ?

SB : Collectionneur, oui : de variétés de haricots verts !