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Artur Jafa, exposition "Corps et âmes" à la Bourse de Commerce
Interview

« J’essaie de créer des œuvres complexes, qui ne se prêtent pas à des réponses simples, binaires. » — Arthur Jafa

Figure incontournable de la scène contemporaine, Arthur Jafa s’inscrit volontairement au sein de la « blackness » qui revendique une identité culturelle africaine-américaine à part entière.

C’est la première fois que Love Is the Message, the Message Is Death est présentée à Paris. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? 

J’ai toujours pensé que Love Is the Message, the Message Is Death avait toute sa place à Paris. C’est une ville profondément multiculturelle, qui partage une complexité des relations ethno-raciales comparable à celle des États-Unis. C’est d’ailleurs l’un des rares endroits en Europe où je ressens une telle proximité avec les États-Unis. De plus, exposer dans la Rotonde, c’est un peu comme se produire pendant le show de la mi-temps du Super Bowl. C’est une occasion unique dans une vie !

Quelle émotion ou réflexion souhaitez-vous susciter chez le visiteur qui découvre votre œuvre ?

J’essaie de créer des œuvres complexes, qui ne se prêtent pas à des réponses simples, binaires, du type  « oui » ou « non ». Love Is the Message, the Message Is Death renvoie d’abord à la chanson culte Love Is the Message, mais aussi à une nouvelle de science-fiction qui m’a profondément marqué jeune, écrite par James Tiptree Jr. : Love Is the Plan, the Plan Is Death. Le titre est une combinaison de ces deux références. Je me suis particulièrement attaché à traduire la relation complexe que les Noirs américains entretiennent avec leur identité d’Américains. J’aurais d’ailleurs pu intituler l’œuvre Love Is the Message, the Message Is Hate — tant cette relation est ambivalente. Ce n’est ni de l’amour pur, ni de la haine pure. En découvrant l’œuvre, beaucoup de personnes, notamment parmi les Noirs américains, en sortent profondément touchées, parfois même apaisées. Pour d’autres, c’est exactement l’inverse. Et c’est ça, pour moi, qui illustre au mieux l’expérience africaine-américaine : une pelote d’éléments à la fois magnifiques et épouvantables, inextricablement mêlés. On ne peut pas choisir une seule facette — c’est un tout indissociable.

Love Is the Message, The Message Is Death à la Bourse de Commerce - Pinault Collection

Diriez-vous que votre œuvre est engagée ? 

Elle est politique, comme toute œuvre d’art. Mais ce n’est ni une œuvre engagée ni contestataire. Au mieux, elle tente de traduire la complexité de l’identité noire américaine, ainsi que notre rapport aux États-Unis et à l'Europe occidentale. Ce qui m’obsède vraiment, compte tenu du lien particulier que j’entretiens avec les pratiques artistiques occidentales, ce sont les idées, les perspectives que cela permet d’ouvrir. Mon rapport à la performance, à l’improvisation, à l’expressivité — toutes ces dimensions-là — prend une autre tournure quand ce sont des personnes noires, des afro-descendants, qui s’emparent des grandes questions du modernisme. Le point de vue est nécessairement différent : tout en étant concernés, nous en avons aussi été exclus.

« Ce n’est ni une œuvre engagée ni contestataire. Au mieux, elle tente de traduire la complexité de l’identité noire américaine, ainsi que notre rapport aux États-Unis et à l'Europe occidentale. »

La musique joue un rôle central dans votre travail, comment cela se traduit-il ?

La musique noire a été l'une des formes d’art prédominante du 20e siècle, aux côtés du cinéma peut-être. C’est un produit profondément ancré dans la culture occidentale. Lorsqu’on étudie les musiques traditionnelles africaines, on découvre une diversité remarquable : il est impossible de les réduire à un seul genre. Ce qui est fascinant, c’est à quel point la musique noire — et cela, tout le monde en a conscience — s’inscrit dans une continuité, une évolution naturelle de ces traditions musicales africaines. Lorsqu’on cherche à étudier les racines profondes de la musique noire, on se retrouve, d’une certaine manière, à étudier ce que signifie être noir. Ce n’est pas le seul moyen, bien sûr, mais c’est sans doute l’un des plus puissants qu’a trouvé la communauté noire pour exprimer ses expériences existentielles en Occident. C’est pour cela, je pense, qu’une véritable compréhension de la musique noire peut aussi ouvrir à une lecture plus profonde des pratiques artistiques contemporaines et de l’identité noire — à la fois dans sa dimension politique, mais aussi dans sa dimension intime, existentielle. Au fond, cela ramène à l’adage ancien : « Connais-toi toi-même. » C’est ce que je tente de faire, à travers mon travail. On me dit souvent que mes œuvres parlent des Noirs. Mais je n’essaie pas de faire des œuvres sur les Noirs. Je fais des œuvres comme les Noirs.

akingdoncomethas à la Bourse de Commerce - Pinault Collection

Quelles sont vos influences musicales et comment nourrissent-elles votre pratique ?

J’entretiens parfois un rapport un peu ambivalent à la musique dans mes œuvres. Elle a une puissance telle… On peut la plaquer sur presque n’importe quoi, et aussitôt, ça devient intéressant. Parfois, j’ai même l’impression qu’en associant une musique à une image, on touche à une forme d’authenticité — même si je n’aime pas vraiment ce mot.

Mais c’est un fait : la musique donne de la force, elle souligne la profondeur, elle intensifie ce qu’on voit. C’est particulièrement vrai dans akingdoncomethas, qui est aussi projetée dans l’exposition. J’ai conçu cette vidéo comme une réponse à cette idée que certaines œuvres d’art seraient « fortes ». J’avais envie de dire : « laissez-moi vous montrer ce que peut être une œuvre vraiment forte. ».

Vos films sont présentés dans le cadre de l’exposition « Corps et âmes ». Que vous inspire cette thématique ? 

C’est un questionnement perpétuel pour les personnes noires, partout dans le monde et dans nos sociétés. J’essaie parfois de l’expliquer ainsi : à la suite de l'esclavage, les Africains qui ont fini en Occident ont toujours entretenu un rapport compliqué avec cette idée de séparation du corps et de l'âme. Traditionnellement, on ne nous a jamais permis d’être pleinement sujets, ni totalement objets. On flotte dans un entre-deux. On nous a assignés à cet espace ambigu : entre sujet doté de libre arbitre, d'autodétermination et de pensée, et objet dénué de libre arbitre et de conscience de soi. C’est cette tension, qui façonne une manière très particulière de concevoir et d’habiter le monde. Le corps et l'âme. Tout est là. On ne peut pas être beaucoup plus précis pour évoquer les forces qui ont mené à cette conception unique des Noirs dans leur façon d'occuper le monde.

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