Restauration du panorama du commerce
Le visiteur qui entre dans la Rotonde de la Bourse de Commerce lève d’emblée la tête vers la coupole culminant quarante mètres plus haut. Il découvre alors l’immense décor peint en 1889 qui se déploie à 360 degrés. Retour sur une restauration hors-norme.
Historien
Guillaume Picon : Qu’avez-vous ressenti la première fois que vous avez vu le décor peint de la Bourse de Commerce ?
Alix Laveau, restauratrice habilitée par la Direction des musées de France : J’ai découvert la Bourse de Commerce avant que ne commencent les travaux. J’ai été impressionnée par l’ampleur du décor : 10 mètres de haut pour 140 mètres de long, soit 1 400 mètres carrés de toiles. Ça n’en finissait plus ! Une fois le chantier engagé, l’émotion n’a pas été moindre. Grâce à l’échafaudage s’élevant à une vingtaine de mètres du sol, je me trouvais désormais à quelques centimètres des peintures… C’était à la fois écrasant et grisant. Mais, heureusement, tout reprend une dimension humaine lorsqu’on est lancé dans le travail et protégé du vide par des bâches.
« J’ai été impressionnée par l’ampleur du décor : 10 mètres de haut pour 140 mètres de long, soit 1 400 mètres carrés de toiles. Ça n’en finissait plus ! » Alix Laveau
Quel thème ce décor illustre-t-il ?
Il traite l’expansion et la modernité de la France à travers le commerce dans le monde entier. Rendant compte de l’inauguration de la Bourse de Commerce, Le Temps, dans son numéro daté du 21 novembre 1889, qualifie ce décor de « panorama du commerce ». N’oublions pas que, cette année-là, Paris accueille une exposition universelle : les deux monuments phares présentés par la France sont la Tour Eiffel et la Bourse de Commerce. La France se drape dans ce qu’elle considère alors comme « ses plus beaux habits » et ce décor en fait partie !
Vous citez des propos contemporains de l’inauguration de la Bourse de Commerce. Comment ce « panorama du commerce » a-t-il été alors perçu ?
À lire la presse de l’époque, l’accueil est contrasté. Si plusieurs critiques sont réservées, d’autres adoptent un ton plus élogieux. Ainsi, Charles Bivort, dans un ouvrage sur la Bourse de Commerce, note-t-il : « Toutes ces peintures reliées par leur ciel, s’harmonisent parfaitement et produisent le plus grand effet. L’élévation de la coupole est telle qu’il a fallu donner aux personnages des proportions énormes : les têtes du premier plan n’ont pas moins d’un demi-mètre. » Néanmoins, une des critiques qui revient le plus souvent pointe un manque de cohérence dans la composition du décor. C’est le cas du Soleil, dans sa livraison du 24 septembre 1889 : « Les peintures qui couvrent la première zone de la coupole sont disparates ; elles brisent l’unité et compromettent l’harmonie. Je ne dirai pas qu’elles sont déplacées ; il fallait un décor, je dis seulement qu’il ne fallait pas y mettre celui qu’on y a mis. »
Qui est l’auteur de ce « panorama du commerce » ?
Le panorama est l’œuvre non pas d’un mais de cinq artistes, d’où le manque de cohérence souligné par certains articles de presse. Quatre d’entre eux ont traité du commerce dans une partie du monde. Évariste Vital Luminais a représenté l’Amérique et Désiré François Laugée, la Russie et le Nord. L’Asie et l’Afrique ont été confiées à Georges Clairin et, pour clore le panorama, l’Europe, à Marie-Félix Hippolyte-Lucas. Entre chacune de ces quatre scènes, Alexis-Joseph Mazerolle, qui supervise l’ensemble, a réalisé dans la direction des quatre points cardinaux des allégories des continents et régions peintes par les autres artistes. Ainsi, l’Europe est-elle symbolisée par les arts et l’architecture, l’Afrique par le lion et la chasse, l’Orient et l’Asie par le narguilé et les éléphants ; le Grand Nord, enfin, par l’ours polaire. C’est donc à un voyage au long court qu’invite cette composition riche en détails.
Ces peintres sont aujourd’hui peu ou pas connus. Quelle place occupaient-ils dans la société des arts de la fin du 19e siècle ?
Sous Napoléon III, Paris change pour devenir une ville moderne. Elle se dote d’infrastructures et de nombreux monuments, lesquels sont souvent décorés. La production artistique est considérable. Le 20e siècle a porté un regard négatif sur les peintures décoratives du 19e siècle. Les œuvres de ces artistes pourtant de haut niveau sont aujourd’hui encore souvent dédaignées. Cependant, il suffit de voir l’éblouissement des visiteurs devant le décor de l’escalier monumental de l’Opéra Garnier peint par Isidore Pils, pour se rendre compte que cette peinture suscite toujours l’émerveillement !
Les artistes ayant travaillé à la Bourse de Commerce sont alors connus et même reconnus. Georges Clairin a fréquenté l’atelier du peintre d’histoire François Édouard Picot. Son portrait de Sarah Bernhardt, réalisé dans un style libéré et spontané, rencontre un vif succès lors du Salon de 1876. L’œuvre est aujourd’hui exposée au Petit Palais, à Paris. Clairin fait partie du groupe des peintres « orientalistes » – il est vrai qu’il a voyagé en Égypte avec le compositeur Camille Saint-Saëns. Bien introduit dans les sphères du pouvoir, il participe aux décors de plusieurs monuments publics tels que les escalier et foyer de l’Opéra Garnier à Paris, à côté d’Isidore Pils, les plafonds de l’Hôtel de Ville et de la Sorbonne. En 1889, Clairin assure la direction de la fin du chantier de la Bourse de Commerce, après la mort de Mazerolle survenue en mai 1889.
Alexis-Joseph Mazerolle, un des ténors de l’équipe, reste sans doute le plus académique. Il a réalisé des décors pour de grands théâtres parmi lesquels l’Opéra de Paris. Il peint également pour une clientèle internationale, vivant à Naples, New York…
Comme son cadet Clairin, Désiré François Laugée a été élève de François-Édouard Picot. Laugée est aussi poète et compte Victor Hugo pour ami. Il s’intéresse au monde rural, ce qui le place du côté du « naturalisme ». Comme les autres peintres œuvrant sous la coupole, Laugée a également participé à de grands décors : Palais du Luxembourg, chapelle Saint-Denis de l’église de la Trinité, église Sainte-Clotilde et Hôtel Continental, construit… par Henri Blondel, l’architecte de la Bourse de Commerce.
Évariste Vital Luminais est considéré comme peintre d’histoire et, à ce titre, classé comme artiste académique. Ses représentations de Gaulois ainsi que ses scènes haut Moyen Âge participent de la diffusion d’une iconographie nouvelle, véhiculée par les manuels scolaires de la IIIe République.
Et enfin, Marie-Félix Hippolyte-Lucas. Cet élève de Luminais est le benjamin du groupe. Il a réalisé des grands décors pour le Casino de Monte Carlo, le Salon des congrès du Musée océanographique de Monaco et les plafonds de la Préfecture du Rhône.
Comment Mazerolle, Luminais et les autres ont-ils travaillé ?
Les archives sur l’organisation de ce chantier et sur les relations entre les artistes sont rares. Des esquisses de Lucas et Luminais sont conservées dans les collections du Petit Palais et du musée Orsay. D’après ces travaux préliminaires, il semble que ces deux artistes ont utilisé la technique du quadrillage. Le projet a été élaboré soit au sol soit en atelier puis finalisé in situ.
Les artistes ont peint sur plusieurs lés de toile de lin ou de chanvre. Ces toiles ont été ensuite encollées, redécoupées et incisées au moment du marouflage par les artistes, très probablement aidés d’équipes spécialisées. Puis, les lés ont été raccordés sur place de manière sommaire et certaines parties ont été reprises, chaque peintre suivant sa propre écriture artistique.
Le panorama a-t-il déjà été restauré ?
Une première fois en 1995 puis une seconde fois, à la suite d’un incendie entre 2010 et 2013, mais de façon très localisée.
Quel était l’état des peintures avant votre intervention ?
Un encrassement général, ayant pris avec le temps la forme d’un voile terne et blanchâtre, dénaturait le décor. Résultant d’une altération chromatique sévère, de nombreux chancis masquaient, tel un négatif photographique, les rapports entre les parties en ombre et en lumière. L’ensemble de la toile marouflée présentait une fragilité mécanique de la couche picturale sur de très larges zones usées, avec une perte de cohésion du liant de la peinture. Malheureusement, le processus de détérioration alors en cours avait créé des zones ouvertes, avec des pertes de peinture sur l’épiderme de la trame de la toile. Ces micro-lacunes se traduisaient par des tâches très visibles. En revanche, les soulèvements de la couche picturale restaient ponctuels. Les anciennes retouches et reprises plus larges comme les jutages de la restauration de 1995 étaient totalement altérées. Les peintures de restauration n’ont pas résisté à l’intensité des rayons ultraviolets et conditions climatiques à l’intérieur de la Bourse, durant ces vingt dernières années.
Enfin, une anomalie très importante demeure difficile à corriger. Il s’agit des « fantômes » de la structure métallique de la coupole. Ils étaient très visibles avant la restauration de 1995, même sous la couche de suie noire. Ils l’étaient encore avant cette nouvelle intervention. Ces marques résultent d’une réaction entre le métal et la poussière, attirée par la force magnétique sur la structure. Et pourtant, une fois sur l’échafaudage, à proximité des peintures, les fantômes deviennent presque invisibles. L’un des défis de ce chantier a consisté à dresser, à l’aide de photographies, une carte de ces fantômes permettant de les situer, une fois sur l’échafaudage, puis de les traiter.
Quelles contraintes avez-vous dues intégrer pour mener à bien le chantier qui vous a été confié ?
Nous avions deux contraintes fortes : budget et temps d’exécution. C’était un défi car toutes les informations recueillies ainsi que les dimensions hors-norme du panorama nous amenaient à envisager des temps longs et des moyens importants. À cela s’ajoutait le problème de la pollution au plomb liée aux peintures employées à la fin du 19e siècle et de l’échafaudage, très étroit, interdisant, en raison de l’absence de recul, un point de vue global sur la composition. La restauration du décor constituait, en elle-même, un chantier au sein d’un autre chantier, beaucoup plus vaste, celui mené par Bouygues pour la restructuration du bâtiment. Le bruit des machines, la poussière des travaux, le froid, la chaleur, etc. n’ont pas facilité notre travail.
« La restauration du décor constituait, en elle-même, un chantier au sein d’un autre chantier, beaucoup plus vaste, celui mené par Bouygues pour la restructuration du bâtiment. Le bruit des machines, la poussière des travaux, le froid, la chaleur, etc. n’ont pas facilité notre travail. » Alix Laveau
Comment cette nouvelle campagne de restauration s’est-elle organisée ?
Un planning en trois phases a été fixé : décrassage / consolidation, intervention esthétique et harmonisation finale. Pour mener à bien ce chantier, j’ai d’abord sollicité un cabinet d’étude puis recruté une équipe de 24 restaurateurs. Pour assurer la bonne marche de l’ensemble, tout en tenant compte des particularités des différents intervenants, j’ai mis en place un système de six groupes de travail de quatre personnes, dont un responsable avec qui je restais toujours en contact. Toutes sont des personnes avec lesquelles je collabore depuis longtemps. Nous partageons la même vision de la restauration et respectons la même déontologie. Chaque groupe est intervenu sur les zones que je leur ai confiées, selon des délais précis et toujours respectés. Un détail important, je devais veiller à conserver une vue d’ensemble sur les peintures et ne pas me perdre dans les détails du décor, afin d’assurer la cohérence de notre intervention et donc du résultat final.
Le cabinet Studiolo a dressé la cartographie de toutes les observations notées par les restaurateurs sur l’échafaudage, ainsi que les miennes. L’état « sanitaire » du décor, l’intervention précédente et cette nouvelle restauration ont donc fait l’objet de relevés précis. Ce document technique a permis de définir un processus de travail rapide et efficace.
Des découvertes ont-elles été faites au cours de ce travail ?
Les observations que je viens d’évoquer ont permis de comprendre les étapes de la réalisation de ce décor gigantesque. Les premières compositions figurées de manière assez aboutie sur des toiles industrielles pré-préparées, avec une sous-couche blanche, sont peintes en atelier. Les ciels sont alors peu travaillés et demeurent tous assez fluides, sauf celui du Grand Nord. Suit l’étape des marouflages à la céruse des lés de toiles du registre supérieur correspondant au ciel. Les dimensions sont d’environ cinq par quatre mètres. La première toile est encollée au centre. Les autres sont mises par la suite recouvrant en partie le morceau précédent. Les découpes sont réalisées à la main, de façon plus ou moins régulière. Les toiles avec les compositions figurées viennent après. Leur hauteur varie entre cinq et six mètres. Les découpes peuvent suivre les figures et les encollages sont ajustés, superposés, redécoupés. Nombreuses sont les entailles pour réajuster les lés et assurer une bonne adhésion. Ce qui permet de supposer l’intervention de spécialistes du marouflage. Les toiles peintes par Mazerolle sont réalisées, elles aussi, en atelier, sur un seul lé. Leur découpe est très précise et suit tous les détails figurés comme les doigts de pied ou les feuilles des végétaux. Ces lés ont le format d’un carré de six mètres de côté, chaque carré assurant la jonction entre les deux continents qui l’entourent. Des reprises de plus petites dimensions sont faites pour boucher les trous !
La composition dans sa totalité est reprise sur site, après marouflage par les artistes qui interviennent une dernière fois, soit pour harmoniser les lés entre eux, soit pour finaliser des parties non achevées.
Trois mois après la fin du chantier de restauration des peintures, quel regard portez-vous sur le « panorama du commerce » ?
Cette restauration, partie intégrante du projet de Tadao Ando pour Pinault Collection, permet de regarder ces peintures comme elles n’avaient jamais été vues auparavant. Depuis la passerelle installée au sommet du cylindre de Tadao Ando, les visiteurs sont bien plus près du décor que ne l’avaient été leurs devanciers de la fin du 19e siècle. Cette vision nouvelle fut une découverte pour nombre d’entre nous. Le « panorama du commerce » s’invite, en quelque sorte, parmi les œuvres de la collection Pinault. L’enjeu de la restauration prend ainsi tout son sens.
Pour conclure, il est amusant de rappeler que Marco Ferreri, réalisateur italien, fait dire, dans son film Touche pas à la femme blanche ! (1974), à Philippe Noiret, en parlant de la Rotonde de la Bourse de Commerce : « Belle fresque n’est-ce pas ? C’est notre chapelle Sixtine à nous ! ». Difficile de faire mieux comme compliment.