« Une fenêtre vers l'invisible » de Bruno Racine
Que les œuvres soient lumineuses ou sombres, silencieuses ou sonores, théâtrales ou austères, l’exposition invite le visiteur à faire halte devant chacune d’elles, à porter son regard au-delà de leur matérialité,
Directeur de Palazzo Grassi - Punta della Dogana et commissaire de l'exposition
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Il semble naturel qu’une exposition intitulée « Icônes » se tienne à Venise. Les liens entre la République et Byzance sont connus, et dans la basilique de la Salute, voisine immédiate de la Punta della Dogana, la scénographie baroque semble avoir été conçue tout entière pour exalter une très ancienne icône, minuscule à l’échelle de l’édifice mais vénérée comme miraculeuse. Alors qu’à la Renaissance tout l’Occident faisait le choix de l’image réaliste contre la stylisation de l’icône à laquelle restèrent fidèles l’Orient et la Russie orthodoxe, Venise semble avoir voulu conserver pieusement la trace de cette dernière filiation.
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Si les peintres byzantins dont les icônes scandalisaient les iconoclastes n’avaient nulle intention de heurter qui que ce soit, Cattelan, quant à lui, était parfaitement conscient que La Nona Ora allait déclencher la polémique.
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Mais que voit-on au juste dans l’œuvre de Cattelan, au-delà ou en dépit de son réalisme mimétique ? Le visage du pape, curieusement, n’est pas comme l’on pourrait s’y attendre déformé par la douleur, alors que celle-ci devrait être insupportable. Son expression est grave, elle semble essentiellement recueillie, peut-être surprise devant un accident statistiquement improbable ; et son corps, au lieu d’être réduit en charpie par le choc d’une pierre de cette dimension lancée à toute allure dans l’espace, demeure intègre. De plus, JeanPaul II, fermement agrippé à la croix, semble faire effort pour se relever. Il est difficile de ne pas penser ici aux scènes de supplice, si souvent représentées dans les églises italiennes, où les martyrs, indifférents à la souffrance, sortent indemnes des flammes ou de l’huile bouillante et défient les efforts répétés de leurs bourreaux.
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Même si l’éclat des polémiques s’est assourdi, La Nona Ora demeure ainsi, en 2023 comme en 1999, ce que l’artiste a voulu : une œuvre qui dérange, voire qui choque à première vue, mais qui, selon sa propre expression et en référence à la Passion du Christ, constitue « un travail spirituel qui parle de la souffrance ».
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Le défi auquel est confrontée toute exposition thématique est de rendre intelligibles ou sensibles les raisons qui ont présidé au choix des œuvres et des artistes. « Icônes » n’y échappe pas et propose une gamme d’expériences qui vont de la contemplation des œuvres ultimes de Robert Ryman, d’un dépouillement absolu, rassemblées comme celles de Roman Opałka dans une sorte de sanctuaire, au choc visuel et sonore des vidéos d’Arthur Jafa.
Et à quoi nous convie Danh Vo lorsqu’il nous montre la bannière étoilée ? Nous sommes loin de l’image de la superpuissance idolâtrée que tous cherchent à imiter, même lorsqu’ils font profession de haine à son égard : le drapeau, déchiré, pend misérablement comme un torchon, il évoque la défaite des ÉtatsUnis au Vietnam et l’odyssée de la famille de l’artiste parmi des centaines de milliers de boat people. Devenu ainsi un symbole de la vanité des grandeurs humaines, il laisse entrevoir, à travers la déchirure, une Vierge à l’Enfant. Comme les autres artistes présentés, Danh Vo nous invite à porter notre regard au-delà, à reconnaître l’icône sous la variété des espèces. À nous de consentir l’effort requis pour ne pas être de ceux « qui ont des yeux et ne voient point ».
Bruno Racine
Extraits du catalogue de l'exposition « Icônes »