Prix Pierre Daix 2024
Le Prix Pierre Daix 2024 a été remis à Éric de Chassey le 25 novembre 2024 à la Bourse de Commerce par François Pinault.
Pinault Collection a le plaisir d’annoncer que le prix Pierre Daix a été attribué cette année à Éric de Chassey, pour son ouvrage Donner à voir. Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter, paru aux éditions Gallimard dans la collection «Art et Artistes» en mai 2024.
Créé par François Pinault en 2015, en hommage à son ami écrivain et historien de l’art Pierre Daix, disparu en 2014, le prix récompense, chaque année, un ouvrage consacré à l’histoire de l’art moderne ou contemporain. Pour l’édition 2024, les membres du jury saluent la remarquable enquête d’Éric de Chassey qui met à jour un pan méconnu de l’œuvre du peintre allemand Gerhard Richter (né en 1932), en particulier son cycle Birkenau (2014). À travers une écriture concise et analytique, Donner à voir. Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter s’impose comme un ouvrage impactant et incite à une lecture exigeante du sens des images. Il reflète un modèle engagé du genre, à l’image des convictions de Pierre Daix.
Donner à voir. Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter
En 2014, le peintre Gerhard Richter achève quatre tableaux abstraits qu’il nomme Birkenau. Ils sont le résultat de sa longue confrontation avec quatre photographies prises pendant l’été 1944 près du crématorium V d’Auschwitz-Birkenau par les membres du Sonderkommando affectés à la préparation des victimes et au traitement de leurs cadavres, qui sont les seules images documentant de façon directe le processus d’extermination des Juifs d’Europe par gazage et destruction de leurs restes. Éric de Chassey analyse ici ces photographies, à partir de leur matérialité et de ce que l’on sait des conditions de leur prise de vue, et mène une enquête minutieuse pour comprendre quels traitements, problématiques, elles ont subis de la part d’un artiste contemporain attaché à maintenir vivante la mémoire de la Shoah. Il montre ainsi comment, à force de spectacularisation et de relativisme, nous sommes devenus insensibles aux enjeux moraux et politiques des images et de la manière dont on les montre et les regarde.
Biographie de l'auteur
Éric de Chassey, né en 1965 à Pittsburgh (États-Unis), est directeur de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) à Paris et professeur d’histoire de l’art moderne et contemporain à l’École normale supérieure de Lyon. Entre 2009 et 2015, il a été directeur de l’Académie de France à Rome—Villa Médicis. Il a publié de nombreux ouvrages sur l’œuvre de Matisse, l’art américain et européen, les relations culturelles transatlantiques et la culture visuelle de la seconde moitié du 20e siècle, notamment en relation avec la contre-culture et la politique. Parmi eux: Après la fin. Suspensions et reprises de la peinture dans les années 1960 et 1970 (Klincksieck, 2017); L’abstraction avec ou sans raisons (Gallimard, 2017); Pour l’histoire de l’art (Actes Sud, 2011); Platitudes. Une histoire de la photographie plate (Gallimard, 2006, traduction espagnole, Ediciones Universidad de Salamanca, 2009); La peinture efficace. Une histoire de l’abstraction aux États-Unis, 1910-1960 (Gallimard, 2001); La violence décorative: Matisse et les États-Unis (Chambon, 1998). Éric de Chassey a également organisé de nombreuses expositions en France, en Belgique, en Allemagne, en Finlande, en Italie, en Pologne, en Espagne, en Suisse et aux États-Unis, parmi lesquelles: «Parade, une scène française. Collection Laurent Dumas» (Montpellier, 2024); «Tatah-Matisse. Sans titre» (Nice, 2024); «Déplacement» (Fontainebleau, 2024), «La Répétition. Un choix dans les collections du Centre Pompidou» (Metz, 2023-2025); «Luc Tuymans – Appartement 3 pièces» (Fontainebleau, 2023); «Le désir de la ligne. Henri Matisse dans les collections Jacques Doucet» (Avignon, 2022); «Ettore Spalletti. Il cielo in una stanza» (Rome, 2021); «Le surréalisme dans l’art américain, 1940-1970» (Marseille, 2021); «Napoléon? Encore!» (Paris, 2021); «Alex Katz. Mondes flottants/Floating Worlds» (Pantin, 2021). Il prépare actuellement des expositions consacrées à Georges Mathieu (Monnaie de Paris, 2025) et Ellsworth Kelly (Fondation Maeght, 2026). Depuis 2022, Éric de Chassey préside le Réseau international des instituts de recherche en histoire de l’art (RIHA) et le comité éditorial du projet international «The Visual Arts in Europe: Une histoire ouverte» (EVA).
Entretien avec l'auteur
De quelle manière l’œuvre de Gerhard Richter est-elle liée aux épisodes historiques que votre livre traverse ?
Depuis les années 1960, Gerhard Richter, qui a vécu enfant sous le régime nazi et dont la famille a été affectée par celui-ci et par la guerre, de diverses manières, s’est à plusieurs reprises essayé à traiter le sujet de l’extermination des Juifs, souvent de façon implicite et pour tout dire oblique, même si des images qui y sont relatives apparaissent dans son Atlas, c’est-à-dire la collection d’images de presse qu’il a rassemblées à partir des années 1960. Certains de ses portraits en grisaille des années 1960 les plus connus montrent, sans que des spectateurs non-avertis puissent s’en rendre compte, des victimes, des bourreaux et des acteurs passifs du nazisme, auxquels il est personnellement lié. C’est seulement au début des années 2010 qu’il a décidé de consacrer spécifiquement un ensemble de tableaux à la Shoah, en partant des quatre photographies prises par autant de membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau — Alberto Errera, Alter Fajnzylberg, Abraham et Shlomo Dragon —, qui documentent une opération de mise à mort par gazage d’un convoi de Juifs déportés. Après avoir commencé par reprendre l’iconographie de ces photographies, il décide de transformer ces tableaux en abstractions. C’est leur titre —Birkenau— qui permet de savoir qu’ils traitent de ce sujet. Cela lui a pris beaucoup de temps et de réflexion, mais je pense que l’admiration que son entreprise peut susciter ne doit pas nous rendre aveugles à certaines apories et contradictions de sa démarche.
Comment avez-vous mené ces recherches retraçant l’histoire des images d’Auschwitz-Birkenau ?
J’ai vu les quatre tableaux Birkenau à plusieurs reprises, intrigué par leur titre et impressionné par leur puissance plastique. Lorsqu’ils ont été montrés accompagnés de ce qui était présenté comme une documentation — en particulier des tirages des quatre photographies —, j’ai pensé qu’il était nécessaire de comprendre mieux ce que Richter avait voulu faire. Il fallait pour cela mener une enquête approfondie, à la fois sur son travail et sur les photographies du Sonderkommando. Dans les deux cas, les archives ne manquaient pas. Pour les tableaux, j’ai volontairement choisi de ne pas poser de questions directement à l’artiste, dans la mesure où je voulais conserver une distance critique, dont il me semblait qu’elle avait généralement manqué à celles et ceux qui avaient écrit sur ces œuvres. Mais Richter a fourni au fil des ans une documentation photographique sur les différentes étapes de son travail, accompagnée de commentaires: il suffisait de reprendre ce dossier avec méthode et précision. Lorsque je me suis rendu compte — alors que rien ne l’indiquait et que personne ne l’avait remarqué — que les tirages photographiques montrés aux côtés des œuvres avaient en fait été manipulés — et largement — par Richter, malgré ses déclarations, j’ai retracé ce qu’avaient été ces manipulations, et quels étaient les effets de ces dernières.
Comment cette découverte a-t-elle influencé votre enquête ?
Cela m’a conduit à reprendre parallèlement l’étude de ces photographies, puisque le livre de Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, qui fait autorité sur celles-ci, avait été écrit il y a vingt ans et que, depuis, nombre d’informations et d’éléments de compréhension importants sont apparus, ou plutôt ont été découverts par des chercheurs et des chercheuses. Pour cela, j’ai non seulement lu tout ce qui a été publié à leur sujet et plus largement au sujet des photographies prises dans les camps nazis — dans toutes les langues auxquelles j’ai accès et en m’aidant de traducteurs par exemple pour le polonais—, mais je suis aussi allé travailler aux archives d’Auschwitz-Birkenau, pour voir les photographies originales et pas seulement leur reproduction et comprendre mieux, à Birkenau, le lieu et le contexte où ces événements inouïs s’étaient déroulés.
« Donner à voir » : comment doit se montrer une œuvre ou une image à notre époque, selon vous ?
Nous vivons à une époque où les images circulent n’importe comment, en particulier sur les réseaux sociaux, et cela en fait des instruments de propagande ou de publicité, plutôt que de réflexion et d’émotion libératrices. Les images ne peuvent pas être montrées n’importe comment; il ne suffit pas de les accompagner de commentaires, quelle que soit la forme que prennent ceux-ci, pour qu’elles puissent être effectivement vues, c’est-à-dire vues pour ce qu’elles sont et ce qu’elles montrent. Plus que de commentaires, ce dont il y a besoin, c’est de réfléchir à chaque fois à la façon juste de les montrer, en tant que telles. Toute image produit de la signification selon la façon dont on la montre: sa matérialité, ses dimensions, son éclairage, sa situation dans les pages d’un livre, d’un magazine, sur un écran, dans un lieu d’exposition, les autres images avec lesquelles on la fait voisiner — et évidemment, mais finalement de façon à mon sens moins déterminante, par les explications dont on l’accompagne. La tendance aujourd’hui est de croire que de longues explications sont le meilleur moyen de guider les spectateurs. Je crois au contraire qu’il vaut la peine d’inviter ces derniers à prendre leur responsabilité. Mais pour cela, il faut que les décisions prises par celles et ceux qui montrent les images ou les œuvres partent des images et des œuvres elles-mêmes, de leur singularité, au lieu de leur faire remplir un rôle d’illustration pour un propos qui leur préexiste, ou simplement produire un choc psychologique. Nous savons cela depuis longtemps et aussi bien Walter Benjamin que Guy Debord nous ont alerté sur ces aspects, mais les logiques du divertissement, de la mercantilisation et de la domination idéologique, qui dominent tout l’espace social et le façonnent à l’unisson, nous le font trop souvent oublier.
Et en ce qui concerne Birkenau ?
C’est une règle qui ne vaut pas seulement pour les images qui traitent de la violence, mais pour toutes les images: elles ne peuvent pas être considérées seulement d’un point de vue esthétique, mais nécessairement en tressant ce point de vue esthétique avec un point de vue éthique. C’est cela qui m’a choqué lorsque j’ai vu les tableaux de Richter accompagnés d’une soi-disant documentation: les spectateurs ne les voyaient tout simplement pas, car tout tendait au spectaculaire et non à la saisie complexe des images, qui prend nécessairement du temps. Quant aux photographies du Sonderkommando, nous devons à ceux qui les ont prises et qui ont pour cela risqué leur vie, dans une situation où ils étaient considérés par leurs bourreaux comme des morts en sursis, d’être fidèles à leurs intentions, telles que nous pouvons les comprendre par les documents qu’ils ont eux-mêmes transmis. Parce qu’elles sont les seules images au cœur du processus d’extermination, elles nous engagent à les respecter d’une manière toute particulière. Leurs auteurs ont voulu donner à voir le processus d’extermination: la seule chose que nous puissions faire, c’est à notre tour de les donner à voir avec le plus de justesse et de retenue possible, pour qu’elles continuent à produire leurs effets sur notre réflexion et sur nos choix de vie. Un artiste, si grand soit-il, ne devrait pas faire exception.
Le jury du Prix Pierre Daix
— Laure Adler, Journaliste, femme de lettres
— Jean-Louis Andral, Historien et critique d’art, directeur du musée Picasso d’Antibes
— Martin Bethenod, Président du Crédac, président des Archives de la critique d’art
— Nathalie Bondil, Historienne de l’art, directrice du nouveau département du musée et des expositions de l’Institut du monde arabe
— Jean-Pierre Criqui, Conservateur des collections contemporaines, Musée national d’art moderne / Centre Pompidou, rédacteur en chef des Cahiers du Musée national d’art moderne
— Cécile Debray, Historienne d’art, présidente du Musée national Picasso-Paris
— Donatien Grau, Historien de l’art et de la littérature française, critique d’art et écrivain
— Christophe Ono-dit-Biot, Directeur adjoint de la rédaction de l’hebdomadaire Le Point, écrivain
— Bruno Racine, Directeur de Palazzo Grassi — Punta della Dogana, écrivain
— Pascal Rousseau, Historien de l’art moderne et contemporain, récipiendaire du Prix Pierre Daix 2020